Le dîner était prêt ; il fut dévoré avec avidité par le professeur Lidenbrock, dont la diète forcée du bord avait changé l’estomac en un gouffre profond.
Ce repas, plus danois qu’islandais, n’eut rien de remarquable en lui-même ; mais notre hôte, plus islandais que danois, me rappela les héros de l’antique hospitalité.
Il me parut évident que nous étions chez lui plus que lui-même.
La conversation se fit en langue indigène, que mon oncle entremêlait d’allemand et M.
Fridriksson de latin, afin que je pusse la comprendre.
Elle roula sur des questions scientifiques, comme il convient à des savants ; mais le professeur Lidenbrock se tint sur la plus excessive réserve, et ses yeux me recommandaient, à chaque phrase, un silence absolu touchant nos projets à venir.
Tout d’abord, M.Fridriksson s’enquit auprès de mon oncle du résultat de ses recherches à la bibliothèque.
« Votre bibliothèque ! s´écria ce dernier, elle ne se compose que de livres dépareillés sur des rayons presque déserts.
–Comment ! répondit M. Fridriksson, nous possédons huit mille volumes dont beaucoup sont précieux et rares, des ouvrages en vieille langue scandinave, et toutes les nouveautés dont Copenhague nous approvisionne chaque année.
–Où prenez-vous ces huit mille volumes ? Pour mon compte….
–Oh ! monsieur Lidenbrock, ils courent le pays ; on a le goût de l’étude dans notre vieille île de glace ! Pas un fermier, pas un pêcheur qui ne sache lire et qui ne lise. Nous pensons que des livres, au lieu de moisir derrière une grille de fer, loin des regards curieux, sont destinés à s’user sous les yeux des lecteurs. Aussi ces volumes passent-ils de main en main, feuilletés, lus et relus, et souvent ils ne reviennent à leur rayon qu’après un an ou deux d’absence.
–En attendant, répondit mon oncle avec un certain dépit, les étrangers….
–Que voulez-vous ! les étrangers ont chez eux leurs bibliothèques, et, avant tout, il faut que nos paysans s’instruisent. Je vous le répète, l’amour de l’étude est dans le sang islandais. Aussi, en 1816, nous avons fondé une Société littéraire qui va bien ; des savants étrangers s’honorent d’en faire partie ; elle publie des livres destinés à l’éducation de nos compatriotes et rend de véritables services au pays. Si vous voulez être un de nos membres correspondants, monsieur Lidenbrock, vous nous ferez le plus grand plaisir. ».
Mon oncle, qui appartenait déjà à une centaine de sociétés scientifiques, accepta avec une bonne grâce dont fut touché M. Fridriksson. « Maintenant, reprit celui-ci, veuillez m’indiquer les livres que vous espériez trouver à notre bibliothèque, et je pourrai peut-être vous renseigner à leur égard. » Je regardai mon oncle. Il hésita à répondre. Cela touchait directement à ses projets. Cependant, après avoir réfléchi, il se décida à parler.
« Monsieur Fridriksson, dit-il, je voulais savoir si, parmi les ouvrages anciens, vous possédiez ceux d’Arne Saknussemm ?
–Arne Saknussemm ! répondit le professeur de Reykjawik ; vous voulez parler de ce savant du seizième siècle, à la fois grand naturaliste, grand alchimiste et grand voyageur ?
–Précisément.
–Une des gloires de la littérature et de la science islandaises ?
–Comme vous dites.
–Un homme illustre entre tous ?
–Je vous l’accorde.
–Et dont l’audace égalait le génie ?
–Je vois que vous le connaissez bien. ».
Mon oncle nageait dans la joie à entendre parler ainsi de son héros. Il dévorait des yeux M. Fridriksson. « Eh bien ! demandat-il, ses ouvrages ?
–Ah ! ses ouvrages, nous ne les avons pas !
–Quoi ! en Islande ?
–Ils n’existent ni en Islande ni ailleurs.
–Et pourquoi ?
–Parce que Arne Saknussemm fut persécuté pour cause d’hérésie, et qu’en 1573 ses ouvrages furent brûlés à Copenhague par la main du bourreau.
–Très bien ! Parfait ! s’écria mon oncle, au grand scandale du professeur de sciences naturelles.
–Hein ? fit ce dernier.
–Oui ! tout s’explique, tout s’enchaîne, tout est clair, et je comprends pourquoi Saknussemm, mis à l’index et forcé de cacher les découvertes de son génie, a dû enfouir dans un incompréhensible cryptogramme le secret…
–Quel secret ? demanda vivement M. Fridriksson.
–Un secret qui… dont…, répondit mon oncle en balbutiant.
–Est-ce que vous auriez quelque document particulier ? reprit notre hôte.
–Non. Je faisais une pure supposition.
–Bien, répondit M. Fridriksson, qui eut la bonté de ne pas insister en voyant le trouble de son interlocuteur. J’espère, ajouta-t-il, que vous ne quitterez pas notre île sans avoir puisé à ses richesses minéralogiques ?
–Certes, répondit mon oncle ; mais j’arrive un peu tard ; des savants ont déjà passé par ici ?
–Oui, monsieur Lidenbrock ; les travaux de MM. Olafsen et Povelsen exécutés par ordre du roi, les études de Troïl, la mission scientifique de MM. Gaimard et Robert, à bord de la corvette française La Recherche2 et dernièrement, les observations des savants embarqués sur la frégate La Reine-Hortense ont puissamment contribué à la reconnaissance de l’Islande. Mais, croyez-moi, il y a encore à faire.
–Vous pensez ? demanda mon oncle d’un air bonhomme, en essayant de modérer l’éclair de ses yeux.
–Oui. Que de montagnes, de glaciers, de volcans à étudier, qui sont peu connus ! Et tenez, sans aller plus loin, voyez ce mont qui s’élève à l’horizon. C’est le Sneffels.
–Ah ! fit mon oncle, le Sneffels.
–Oui, l’un des volcans les plus curieux et dont on visite rarement le cratère.
–Éteint ?
–Oh ! éteint depuis cinq cents ans.
–Eh bien ! répondit mon oncle, qui se croisait frénétiquement les jambes pour ne pas sauter en l’air, j’ai envie de commencer mes études géologiques par ce Seffel… Fessel… comment dites-vous ?
–Sneffels, reprit l’excellent M. Fridriksson. » Cette partie de la conversation avait eu lieu en latin ; j’avais tout compris, et je gardais à peine mon sérieux à voir mon oncle contenir sa satisfaction qui débordait de toutes parts ; il prenait un petit air innocent qui ressemblait à la grimace d’un vieux diable.
« Oui, fit-il, vos paroles me décident ; nous essayerons de gravir ce Sneffels, peut-être même d’étudier son cratère !
–Je regrette bien, répondit M. Fridriksson, que mes occupations ne me permettent pas de m’absenter ; je vous aurais accompagné avec plaisir et profit.
–Oh ! non, oh ! non, répondit vivement mon oncle ; nous ne voulons déranger personne, monsieur Fridriksson ; je vous remercie de tout mon coeur. La présence d’un savant tel que vous eût été très utile, mais les devoirs de votre profession… »
J’aime à penser que notre hôte, dans l’innocence de son âme islandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle.
« Je vous approuve fort, monsieur Lidenbrock, dit-il, de commencer par ce volcan ; vous ferez là une ample moisson d’observations curieuses. Mais, dites-moi, comment comptezvous gagner la presqu’île de Sneffels !
–Par mer, en traversant la baie. C’est la route la plus rapide.
–Sans doute ; mais elle est impossible à prendre.
–Pourquoi ?
–Parce que nous n’avons pas un seul canot à Reykjawik.
–Diable !
–Il faudra aller par terre, en suivant la côte. Ce sera plus long, mais plus intéressant.
–Bon. Je verrai à me procurer un guide.
–J’en ai précisément un à vous offrir.
–Un homme sûr, intelligent ?
–Oui, un habitant de la presqu’île. C’est un chasseur d’eider, fort habile, et dont vous serez content. Il parle parfaitement le danois.
–Et quand pourrai-je le voir ?
–Demain, si cela vous plaît.
–Pourquoi pas aujourd’hui ?
–C’est qu’il n’arrive que demain.
–À demain donc », répondit mon oncle avec un soupir.
Cette importante conversation se termina quelques instants plus tard par de chaleureux remerciements du professeur allemand au professeur islandais. Pendant ce dîner, mon oncle venait d’apprendre des choses importantes, entre autres l’histoire de Saknussemm, la raison de son document mystérieux, comme quoi son hôte ne l’accompagnerait pas dans son expédition, et que dès le lendemain un guide serait à ses ordres.
Le soir, je fis une courte promenade sur les rivages de Reykjawik, et je revins de bonne heure me coucher dans mon lit de grosses planches, où je dormis d’un profond sommeil.
Quand je me réveillai, j’entendis mon oncle parler abondamment dans la salle voisine. Je me levai aussitôt et je me hâtai d’aller le rejoindre.
Il causait en danois avec un homme de haute taille, vigoureusement découplé. Ce grand gaillard devait être d’une force peu commune. Ses yeux, percés dans une tête très grosse et assez naïve, me parurent intelligents. Ils étaient d’un bleu rêveur. De longs cheveux, qui eussent passé pour roux, même en Angleterre, tombaient sur ses athlétiques épaules. Cet indigène avait les mouvements souples, mais il remuait peu les bras, en homme qui ignorait ou dédaignait la langue des gestes. Tout en lui révélait un tempérament d’un calme parfait, non pas indolent, mais tranquille. On sentait qu’il ne demandait rien à personne, qu’il travaillait à sa convenance, et que, dans ce monde, sa philosophie ne pouvait être ni étonnée ni troublée.
Je surpris les nuances de ce caractère, à la manière dont l’Islandais écouta le verbiage passionné de son interlocuteur. Il demeurait les bras croisés, immobile au milieu des gestes multipliés de mon oncle ; pour nier, sa tête tournait de gauche à droite ; elle s’inclinait pour affirmer, et cela si peu, que ses longs cheveux bougeaient à peine ; c’était l’économie du mouvement poussée jusqu’à l’avarice.
Certes, à voir cet homme, je n’aurais jamais deviné sa profession de chasseur ; celui-là ne devait pas effrayer le gibier, à coup sûr, mais comment pouvait-il l’atteindre ?
Tout s’expliqua quand M. Fridriksson m’apprit que ce tranquille personnage n’était qu’un « chasseur d’eider », oiseau dont le duvet constitue la plus grande richesse de l’île. En effet, ce duvet s’appelle l’édredon, et il ne faut pas une grande dépense de mouvement pour le recueillir.
Aux premiers jours de l’été, la femelle de l’eider, sorte de joli canard, va bâtir son nid parmi les rochers des fjords3 dont la côte est toute frangée ; ce nid bâti, elle le tapisse avec de fines plumes qu’elle s’arrache du ventre. Aussitôt le chasseur, ou mieux le négociant, arrive, prend le nid, et la femelle de recommencer son travail ; cela dure ainsi tant qu’il lui reste quelque duvet. Quand elle s’est entièrement dépouillée, c’est au mâle de se déplumer à son tour. Seulement, comme la dépouille dure et grossière de ce dernier n’a aucune valeur commerciale, le chasseur ne prend pas la peine de lui voler le lit de sa couvée ; le nid s’achève donc ; la femelle pond ses oeufs ; les petits éclosent, et, l’année suivante, la récolte de l’édredon recommence.
Or, comme l’eider ne choisit pas les rocs escarpés pour y bâtir son nid, mais plutôt des roches faciles et horizontales qui vont se perdre en mer, le chasseur islandais pouvait exercer son métier sans grande agitation. C’était un fermier qui n’avait ni à semer ni àcouper sa moisson, mais à la récolter seulement.
Ce personnage grave, flegmatique et silencieux, se nommait Hans Bjelke ; il venait à la recommandation de M. Fridriksson. C’était notre futur guide. Ses manières contrastaientb singulièrement avec celles de mon oncle.
Cependant ils s’entendirent facilement. Ni l’un ni l’autre ne regardaient au prix ; l’un prêt à accepter ce qu’on lui offrait, l’autre prêt à donner ce qui lui serait demandé. Jamais marché ne fut plus facile à conclure.
Or, des conventions il résulta que Hans s’engageait à nous conduire au village de Stapi, situé sur la côte méridionale de la presqu’île du Sneffels, au pied même du volcan. Il fallait compter par terre vingt-deux milles environ, voyage à faire en deux jours, suivant l’opinion de mon oncle.
Mais quand il apprit qu’il s’agissait de milles danois de vingtquatre mille pieds, il dut rabattre de son calcul et compter, vu l’insuffisance des chemins, sur sept ou huit jours de marche.
Quatre chevaux devaient être mis à sa disposition, deux pour le porter, lui et moi, deux autres destinés à nos bagages. Hans, suivant son habitude, irait à pied. Il connaissait parfaitement cette partie de la côte, et il promit de prendre par le plus court.
Son engagement avec mon oncle n’expirait pas à notre arrivée à Stapi ; il demeurait à son service pendant tout le temps nécessaire à nos excursions scientifiques au prix de trois rixdales par semaine.4 Seulement, il fut expressément convenu que cette somme serait comptée au guide chaque samedi soir, condition sine qua non de son engagement.
Le départ fut fixé au 16 juin. Mon oncle voulut remettre au chasseur les arrhes du marché, mais celui-ci refusa d’un seul mot.
« Efter, fit-il. Après », me dit le professeur pour mon édification. Hans, le traité conclu, se retira tout d’une pièce. « Un fameux homme, s’écria mon oncle, mais il ne s’attend guère au merveilleux rôle que l’avenir lui réserve de jouer.
–Il nous accompagne donc jusqu’au…
–Oui, Axel, jusqu’au centre de la terre. »
Quarante-huit heures restaient encore à passer ; à mon grand regret, je dus les employer à nos préparatifs ; toute notre intelligence fut employée à disposer chaque objet de la façon la plus avantageuse, les instruments d’un côté, les armes d’un autre, les outils dans ce paquet, les vivres dans celui-là. En tout quatre groupes.
Les instruments comprenaient :
1° Un thermomètre centigrade de Eigel, gradué jusqu’à cent cinquante degrés, ce qui me paraissait trop ou pas assez. Trop, si la chaleur ambiante devait monter là, auquel cas nous aurions cuit. Pas assez, s’il s’agissait de mesurer la température de sources ou toute autre matière en fusion ;
2° Un manomètre à air comprimé, disposé de manière à indiquer des pressions supérieures à celles de l’atmosphère au niveau de l’Océan. En effet, le baromètre ordinaire n’eût pas suffi, la pression atmosphérique devant augmenter proportionnellement à notre descente au-dessous de la surface de la terre ;
3° Un chronomètre de Boissonnas jeune de Genève, parfaitement réglé au méridien de Hambourg ;
4° Deux boussoles d’inclinaison et de déclinaison ;
5° Une lunette de nuit ;
6° Deux appareils de Ruhmkorff, qui, au moyen d’un courant électrique, donnaient une lumière très portative, sûre et peu encombrante.
Les armes consistaient en deux carabines de Purdley More et Co, et de deux revolvers Colt. Pourquoi des armes ? Nous n’avions ni sauvages ni bêtes féroces à redouter, je suppose. Mais mon oncle paraissait tenir à son arsenal comme à ses instruments, surtout à une notable quantité de fulmicoton inaltérable à l’humidité, et dont la force expansive est fort supérieure à celle de la poudre ordinaire.
L’appareil de M. Ruhmkorff consiste en une pile de Bunzen, mise en activité au moyen du bichromate de potasse qui ne donne aucune odeur. Une bobine d’induction met l’électricité produite par la pile en communication avec une lanterne d’une disposition particulière ; dans cette lanterne se trouve un serpentin de verre où le vide a été fait, et dans lequel reste seulement un résidu de gaz carbonique ou d’azote. Quand l’appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux en produisant une lumière blanchâtre et continue. La pile et la bobine sont placées dans un sac de cuir que le voyageur porte en bandoulière. La lanterne, placée extérieurement, éclaire très suffisamment dans les profondes obscurités ; elle permet de s’aventurer, sans craindre aucune explosion, au milieu des gaz les plus inflammables, et ne s’éteint pas même au sein des plus profonds cours d’eau.
M. Ruhmkorff est un savant et habile physicien. Sa grande découverte, c’est sa bobine d’induction qui permet de produire de l’électricité à haute tension. Il a obtenu, en 1864, le prix quinquennal de 50, 000 fr. que la France réservait à la plus ingénieuse application de l’électricité.
Les outils comprenaient deux pics, deux pioches, une échelle de soie, trois bâtons ferrés, une hache, un marteau, une douzaine de coins et pitons de fer, et de longues cordes à noeuds. Cela ne laissait pas de faire un fort colis, car l’échelle mesurait trois cents pieds de longueur.
Enfin, il y avait les provisions ; le paquet n’était pas gros, mais rassurant, car je savais qu’en viande concentrée et en biscuits secs il contenait pour six mois de vivres. Le genièvre en formait toute la partie liquide, et l’eau manquait totalement ; mais nous avions des gourdes, et mon oncle comptait sur les sources pour les remplir ; les objections que j’avais pu faire sur leur qualité, leur température, et même leur absence, étaient restées sans succès.
Pour compléter la nomenclature exacte de nos articles de voyage, je noterai une pharmacie portative contenant des ciseaux àlames mousses, des attelles pour fracture, une pièce de ruban en fil écru, des bandes et compresses, du sparadrap, une palette pour saignée, toutes choses effrayantes ; de plus, une série de flacons contenant de la dextrine, de l’alcool vulnéraire, de l’acétate de plomb liquide, de l’éther, du vinaigre et de l’ammoniaque, toutes drogues d’un emploi peu rassurant ; enfin les matières nécessaires aux appareils de Ruhmkorff.
Mon oncle n’avait eu garde d’oublier la provision de tabac, de poudre de chasse et d’amadou, non plus qu’une ceinture de cuir qu’il portait autour des reins et où se trouvait une suffisante quantité de monnaie d’or, d’argent et de papier. De bonnes chaussures, rendues imperméables par un enduit de goudron et de gomme élastique, se trouvaient au nombre de six paires dans le groupe des outils.
« Ainsi vêtus, chaussés, équipés, il n’y a aucune raison pour ne pas aller loin », me dit mon oncle.
La journée du 14 fut employée tout entière à disposer ces différents objets. Le soir, nous dînâmes chez le baron Trampe, en compagnie du maire de Reykjawik et du docteur Hyaltalin, le grand médecin du pays. M. Fridriksson n’était pas au nombre des convives ; j’appris plus tard que le gouverneur et lui se trouvaient en désaccord sur une question d’administration et ne se voyaient pas. Je n’eus donc pas l’occasion de comprendre un mot de ce qui se dit pendant ce dîner semi-officiel. Je remarquai seulement que mon oncle parla tout le temps.
Le lendemain 15, les préparatifs furent achevés. Notre hôte fit un sensible plaisir au professeur en lui remettant une carte de l’Islande, incomparablement plus parfaite que celle d’Henderson, la carte de M. Olaf Nikolas Olsen, réduite au 1/480 000, et publiée par la Société littéraire islandaise, d’après les travaux géodésiques de M. Scheel Frisac, et le levé topographique de M. Bjorn Gumlaugsonn. C’était un précieux document pour un minéralogiste.
La dernière soirée se passa dans une intime causerie avec M. Fridriksson, pour lequel je me sentais pris d’une vive sympathie ; puis, à la conversation succéda un sommeil assez agité, de ma part du moins.
À cinq heures du matin, le hennissement de quatre chevaux qui piaffaient sous ma fenêtre me réveilla. Je m’habillai à la hâte et je descendis dans la rue. Là,Hans achevait de charger nos bagages sans se remuer, pour ainsi dire. Cependant il opérait avec une adresse peu commune.
Mon oncle faisait plus de bruit que de besogne, et le guide paraissait se soucier fort peu de ses recommandations.
Tout fut terminé à six heures, M, Fridriksson nous serra les mains. Mon oncle le remercia en islandais de sa bienveillante hospitalité, et avec beaucoup de coeur. Quant à moi, j’ébauchai dans mon meilleur latin quelque salut cordial ; puis nous nous mîmes en selle, et M. Fridriksson me lança avec son dernier adieu ce vers que Virgile semblait avoir fait pour nous, voyageurs incertains de la route :
Et quacumque viam dederit fortuna sequamur.
Nous étions partis par un temps couvert, mais fixe. Pas de fatigantes chaleurs à redouter, ni pluies désastreuses. Un temps de touristes.
Le plaisir de courir à cheval à travers un pays inconnu me rendait de facile composition sur le début de l’entreprise. J’étais tout entier au bonheur de l’excursionniste fait de désirs et de liberté. Je commençais à prendre mon parti de l’affaire.
« D’ailleurs, me disais-je, qu’est-ce que je risque ? de voyager au milieu du pays le plus curieux ! de gravir une montagne fort remarquable ! au pis-aller de descendre au fond d’un cratère éteint ? Il est bien évident que ce Saknussemm n’a pas fait autre chose. Quant à l’existence d’une galerie qui aboutisse au centre du globe, pure imagination ! pure impossibilité ! Donc, ce qu’il y a de bon à prendre de cette expédition, prenons-le, et sans marchander ! »
Ce raisonnement à peine achevé, nous avions quitté Reykjawik.
Hans marchait en tête, d’un pas rapide, égal et continu. Les deux chevaux chargés de nos bagages le suivaient, sans qu’il fût nécessaire de les diriger. Mon oncle et moi, nous venions ensuite, et vraiment sans faire trop mauvaise figure sur nos bêtes petites, mais vigoureuses.
L’Islande est une des grandes îles de l’Europe. Elle mesure quatorze cents milles de surface, et ne compte que soixante mille habitants. Les géographes l’ont divisée en quatre quartiers, et nous avions à traverser presque obliquement celui qui porte le nom de Pays du quart du Sud-Ouest, « Sudvestr Fjordùngr. »
Hans, en laissant Reykjawik, avait immédiatement suivi les bords de la mer. Nous traversions de maigres pâturages qui se donnaient bien du mal pour être verts ; le jaune réussissait mieux. Les sommets rugueux des masses trachytiques s’estompaient à l’horizon dans les brumes de l’est ; par moments quelques plaques de neige, concentrant la lumière diffuse, resplendissaient sur le versant des cimes éloignées ; certains pics, plus hardiment dressés, trouaient les nuages gris et réapparaissaient au-dessus des vapeurs mouvantes, semblables à des écueils émergés en plein ciel.
Souvent ces chaînes de rocs arides faisaient une pointe vers la mer et mordaient sur le pâturage ; mais il restait toujours une place suffisante pour passer. Nos chevaux, d’ailleurs, choisissaient d’instinct les endroits propices sans jamais ralentir leur marche. Mon oncle n’avait pas même la consolation d’exciter sa monture de la voix ou du fouet ; il ne lui était pas permis d’être impatient. Je ne pouvais m’empêcher de sourire en le voyant si grand sur son petit cheval, et, comme ses longues jambes rasaient le sol, il ressemblait à un centaure à six pieds.
« Bonne bête ! bonne bête ! disait-il. Tu verras, Axel, que pas un animal ne l’emporte en intelligence sur le cheval islandais ; neiges, tempêtes, chemins impraticables, rochers, glaciers, rien ne l’arrête. Il est brave, il est sobre, il est sûr. Jamais un faux pas, jamais une réaction. Qu’il se présente quelque rivière, quelque fjord à traverser, et il s’en présentera, tu le verras sans hésiter se jeter à l’eau, comme un amphibie, et gagner le bord opposé ! Mais ne le brusquons pas, laissons-le agir, et nous ferons, l’un portant l’autre, nos dix lieues par jour.
–Nous, sans doute, répondis-je, mais le guide ?
–Oh ! il ne m’inquiète guère. Ces gens-là, cela marche sans s’en apercevoir ; celui-ci se remue si peu qu’il ne doit pas se fatiguer. D’ailleurs, au besoin, je lui céderai ma monture. Les crampes me prendraient bientôt, si je ne me donnais pas quelque mouvement. Les bras vont bien, mais il faut songer aux jambes. »
Cependant nous avancions d’un pas rapide ; le pays était déjà àpeu près désert. Ça et là une ferme isolée, quelque boër solitaire, fait de bois, de terre, de morceaux de lave, apparaissait comme un mendiant au bord d’un chemin creux. Ces huttes délabrées avaient l’air d’implorer la charité des passants, et, pour un peu, on leur eût fait l’aumône. Dans ce pays, les routes, les sentiers même manquaient absolument, et la végétation, si lente qu’elle fût, avait vite fait d’effacer le pas des rares voyageurs.
Pourtant cette partie de la province, située à deux pas de sa capitale, comptait parmi les portions habitées et cultivées de l’Islande. Qu’étaient alors les contrées plus désertes que ce désert ? Un demi-mille franchi, nous n’avions encore rencontré ni un fermier sur la porte de sa chaumière, ni un berger sauvage paissant un troupeau moins sauvage que lui ; seulement quelques vaches et des moutons abandonnés à eux-mêmes. Que seraient donc les régions convulsionnées, bouleversées par les phénomènes éruptifs, nées des explosions volcaniques et des commotions souterraines ?
Nous étions destinés à les connaître plus tard ; mais, en consultant la carte d’Olsen, je vis qu’on les évitait en longeant la sinueuse lisière du rivage ; en effet, le grand mouvement plutonique s’est concentré surtout à l’intérieur de l’île ; là les couches horizontales de roches superposées, appelées trapps en langue scandinave, les bandes trachytiques, les éruptions de basalte, de tufs et de tous les conglomérats volcaniques, les coulées de lave et de porphyre en fusion, ont fait un pays d’une surnaturelle horreur. Je ne me doutais guère alors du spectacle qui nous attendait à la presqu’île du Sneffels, où ces dégâts d’une nature fougueuse forment un formidable chaos.
Deux heures après avoir quitté Reykjawik, nous arrivions au bourg de Gufunes, appelé « Aoalkirkja » ou Église principale. Il n’offrait rien de remarquable. Quelques maisons seulement. À peine de quoi faire un hameau de l’Allemagne.
Hans s’y arrêta une demi-heure ; il partagea notre frugal déjeuner, répondit par oui et par non aux questions de mon oncle sur la nature de la route, et lorsqu’on lui demanda en quel endroit il comptait passer la nuit :
« Gardär » dit-il seulement.
Je consultai la carte pour savoir ce qu’était Gardär. Je vis une bourgade de ce nom sur les bords du Hvaljörd, à quatre milles de Reykjawik. Je la montrai à mon oncle.
« Quatre milles seulement ! dit-il. Quatre milles sur vingtdeux ! Voilà une jolie promenade. »
Il voulut faire une observation au guide, qui, sans lui répondre, reprit la tête des chevaux et se remit en marche.
Trois heures plus tard, toujours en foulant le gazon décoloré des pâturages, il fallut contourner le Kollafjord, détour plus facile et moins long qu’une traversée de ce golfe ; bientôt nous entrions dans un « pingstaoer », lieu de juridiction communale, nommé Ejulberg, et dont le clocher eût sonné midi, si les églises islandaises avaient été assez riches pour posséder une horloge ; mais elles ressemblent fort à leurs paroissiens, qui n’ont pas de montres, et qui s’en passent. Là les chevaux furent rafraîchis ; puis, prenant par un rivage resserré entre une chaîne de collines et la mer, ils nous portèrent d’une traite à l’» aoalkirkja » de Brantär, et un mille plus loin à Saurböer « Annexia », église annexe, située sur la rive méridionale du Hvalfjord.
Il était alors quatre heures du soir ; nous avions franchi quatre milles.
Le fjord était large en cet endroit d’un demi-mille au moins ; les vagues déferlaient avec bruit sur les rocs aigus ; ce golfe s’évasait entre des murailles de rochers, sorte d’escarpe à pic haute de trois mille pieds et remarquable par ses couches brunes que séparaient des lits de tuf d’une nuance rougeâtre. Quelle que fût l’intelligence de nos chevaux, je n’augurais pas bien de la traversée d’un véritable bras de mer opérée sur le dos d’un quadrupède.
« S’ils sont intelligents, dis-je, ils n’essayeront point de passer. En tout cas, je me charge d’être intelligent pour eux. »
Mais mon oncle ne voulait pas attendre ; il piqua des deux vers le rivage. Sa monture vint flairer la dernière ondulation des vagues et s’arrêta. Mon oncle, qui avait son instinct à lui, la pressa d’avancer. Nouveau refus de l’animal, qui secoua la tête. Alors jurons et coups de fouet, mais ruades de la bête, qui commença à désarçonner son cavalier. Enfin le petit cheval, ployant ses jarrets, se retira des jambes du professeur et le laissa tout droit planté sur deux pierres du rivage, comme le colosse de Rhodes.
« Ah ! maudit animal ! s’écria le cavalier, subitement transformé en piéton et honteux comme un officier de cavalerie qui passerait fantassin.
–Färja, fit le guide en lui touchant l’épaule.
–Quoi ! un bac ?
–Der, répondit Hans en montrant un bateau.
– Oui, m’écriai-je, il y a un bac.
– Il fallait donc le dire ! Eh bien, en route !
– Tidvatten, reprit le guide.
– Que dit-il ?
– Il dit marée, répondit mon oncle en me traduisant le mot danois.
– Sans doute, il faut attendre la marée ?
– Förbida ? demanda mon oncle.
– Ja », répondit Hans. Mon oncle frappa du pied, tandis que les chevaux se dirigeaient vers le bac. Je compris parfaitement la nécessité d’attendre un certain instant de la marée pour entreprendre la traversée du fjord, celui où la mer, arrivée à sa plus grande hauteur, est étale. Alors le flux et le reflux n’ont aucune action sensible, et le bac ne risque pas d’être entraîné, soit au fond du golfe, soit en plein Océan.
L’instant favorable n’arriva qu’à six heures du soir ; mon oncle, moi, le guide, deux passeurs et les quatre chevaux, nous avions pris place dans une sorte de barque plate assez fragile.
Habitué que j’étais aux bacs à vapeur de l’Elbe, je trouvai les rames des bateliers un triste engin mécanique. Il fallut plus d’une heure pour traverser le fjord ; mais enfin le passage se fit sans accident.
Une demi-heure après, nous atteignions l’» aoalkirkja » de Gardär.

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