Ainsi se termina cette mémorable séance. Cet entretien me onna la fièvre. Je sortis du cabinet de mon oncle comme étourdi, t il n’y avait pas assez d’air dans les rues de Hambourg pour me emettre. Je gagnai donc les bords de l’Elbe, du côté du bac à apeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer de Hambourg.
Étais-je convaincu de ce que je venais d’apprendre ? N’avaisje pas subi la domination du professeur Lidenbrock ? Devais-je prendre au sérieux sa résolution d’aller au centre du massif terrestre ? Venais-je d’entendre les spéculations insensées d’un fou ou les déductions scientifiques d’un grand génie ? En tout cela, où s’arrêtait la vérité, où commençait l’erreur ?
Je flottais entre mille hypothèses contradictoires, sans pouvoir m’accrocher à aucune.
Cependant je me rappelais avoir été convaincu, quoique mon enthousiasme commençât à se modérer ; mais j’aurais voulu partir immédiatement et ne pas prendre le temps de la réflexion.Oui, le courage ne m’eût pas manqué pour boucler ma valise en ce moment.
Il faut pourtant l’avouer, une heure après, cette surexcitation tomba ; mes nerfs se détendirent, et des profonds abîmes de la terre je remontai à sa surface.
« C’est absurde ! m’écriai-je ; cela n’a pas le sens commun ! Ce n’est pas une proposition sérieuse à faire à un garçon sensé. Rien de tout cela n’existe. J’ai mal dormi, j’ai fait un mauvais rêve. »
Cependant j’avais suivi les bords de l’Elbe et tourné la ville. Après avoir remonté le port, j’étais arrivé à la route d’Altona. Un pressentiment me conduisait, pressentiment justifié, car j’aperçus bientôt ma petite Graüben qui, de son pied leste, revenait bravement à Hambourg.
« Graüben ! » lui criai-je de loin.
La jeune fille s’arrêta, un peu troublée, j’imagine, de s’entendre appeler ainsi sur une grande route. En dix pas je fus près d’elle.
« Axel ! fit-elle surprise. Ah ! tu es venu à ma rencontre ! C’est bien cela, monsieur. »
Mais, en me regardant, Graüben ne put se méprendre à mon air inquiet, bouleversé.
« Qu’as-tu donc ? dit-elle en me tendant la main.
–Ce que j’ai, Graüben ! » m’écriai-je. En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise était au courant de la situation.
Pendant quelques instants elle garda le silence. Son coeur palpitait-il à l’égal du mien ? Je l’ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne. Nous fîmes une centaine de pas sans parler. « Axel ! me dit-elle enfin.
–Ma chère Graüben !
–Ce sera là un beau voyage. »
Je bondis à ces mots.
« Oui, Axel, un voyage digne du neveu d’un savant. Il est bien qu’un homme se soit distingué par quelque grande entreprise !
–Quoi ! Graüben, tu ne me détournes pas de tenter une pareille expédition ?
–Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagnerais volontiers, si une pauvre fille ne devait être un embarras pour vous.
–Dis-tu vrai ?
–Je dis vrai. » Ah ! femmes, jeunes filles, coeurs féminins toujours incompréhensibles ! Quand vous n’êtes pas les plus timides des êtres, vous en êtes les plus braves ! La raison n’a que faire auprès de vous. Quoi ! cette enfant m’encourageait à prendre part à cette expédition ! Elle n’eût pas craint de tenter l’aventure. Elle m’y poussait, moi qu’elle aimait cependant ! J’étais déconcerté et, pourquoi ne pas le dire, honteux. « Graüben, repris-je, nous verrons si demain tu parleras de cette manière.
–Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd’hui. » Graüben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un profond silence, nous continuâmes notre chemin, j’étais brisé par les émotions de la journée. « Après tout, pensai-je, les calendes de juillet sont encore loin et, d’ici là, bien des événements se passeront qui guériront mon oncle de sa manie de voyager sous terre. » La nuit était venue quand nous arrivâmes à la maison de Königstrasse. Je m’attendais à trouver la demeure tranquille, mon oncle couché suivant son habitude et la bonne Marthe donnant à la salle à manger le dernier coup de plumeau du soir.
Mais j’avais compté sans l’impatience du professeur. Je le trouvai criant, s’agitant au milieu d’une troupe de porteurs qui déchargeaient certaines marchandises dans l’allée ; la vieille servante ne savait où donner de la tête.
« Mais viens donc, Axel ; hâte-toi donc, malheureux ! s’écria mon oncle du plus loin qu’il m’aperçut, et ta malle qui n’est pas faite, et mes papiers qui ne sont pas en ordre, et mon sac de voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes guêtres qui n’arrivent pas ! »
Je demeurai stupéfait. La voix me manquait pour parler. C’est à peine si mes lèvres purent articuler ces mots :
« Nous partons donc ?
–Oui, malheureux garçon, qui vas te promener au lieu d’être là !
–Nous partons ? répétai-je d’une voix affaiblie.
–Oui, après-demain matin, à la première heure. »
Je ne pus en entendre davantage, et je m’enfuis dans ma petite chambre. Il n’y avait plus à en douter ; mon oncle venait d’employer son après-midi à se procurer une partie des objets et ustensiles nécessaires à son voyage ; l’allée était encombrée d’échelles de cordes, de cordes à noeuds, de torches, de gourdes, de crampons de fer, de pics, de bâtons ferrés, de pioches, de quoi charger dix hommes au moins. Je passai une nuit affreuse. Le lendemain je m’entendis appeler de bonne heure. J’étais décidé à ne pas ouvrir ma porte. Mais le moyen de résister à la douce voix qui prononçait ces mots : « Mon cher Axel ? »
Je sortis de ma chambre. Je pensai que mon air défait, ma pâleur, mes yeux rougis par l’insomnie allaient produire leur effet sur Graüben et changer ses idées.
« Ah ! mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portes mieux et que la nuit t’a calmé.
–Calmé ! » m’écriai-je. Je me précipitai vers mon miroir. Eh bien, j’avais moins mauvaise mine que je ne le supposais. C’était à n’y pas croire. « Axel, me dit Graüben, j’ai longtemps causé avec mon tuteur. C’est un hardi savant, un homme de grand courage, et tu te souviendras que son sang coule dans tes veines. Il m’a raconté ses projets, ses espérances, pourquoi et comment il espère atteindre son but. Il y parviendra, je n’en doute pas. Ah ! cher Axel, c’est beau de se dévouer ainsi à la science ! Quelle gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son compagnon ! Au retour, Axel, tu seras un homme, son égal, libre de parler, libre d’agir, libre enfin de… » La jeune fille, rougissante, n’acheva pas. Ses paroles me ranimaient. Cependant je ne voulais pas croire encore à notre départ. J’entraînai Graüben vers le cabinet du professeur.
« Mon oncle, dis-je, il est donc bien décidé que nous partons ?
–Comment ! tu en doutes ?
–Non, dis-je afin de ne pas le contrarier. Seulement, je vous demanderai ce qui nous presse.
–Mais le temps ! le temps qui fuit avec une irréparable vitesse !
–Cependant nous ne sommes qu’au 26 mai, et jusqu’à la fin de juin…
–Eh ! crois-tu donc, ignorant, qu’on se rende si facilement en Islande ? Si tu ne m’avais pas quitté comme un fou, je t’aurais emmené au Bureau-office de Copenhague, chez Liffender et Co. Là , tu aurais vu que de Copenhague à Reykjawik il n’y a qu’un service.
–Eh bien ?
–Eh bien ! si nous attendions au 22 juin, nous arriverions trop tard pour voir l’ombre du Scartaris caresser le cratère du Sneffels ! Il faut donc gagner Copenhague au plus vite pour y chercher un moyen de transport. Va faire ta malle ! »
Il n’y avait pas un mot à répondre. Je remontai dans ma chambre. Graüben me suivit. Ce fut elle qui se chargea de mettre en ordre, dans une petite valise, les objets nécessaires à mon voyage. Elle n’était pas plus émue que s’il se fût agi d’une promenade à Lubeck ou à Heligoland. Ses petites mains allaient et venaient sans précipitation. Elle causait avec calme. Elle me donnait les raisons les plus sensées en faveur de notre expédition. Elle m’enchantait, et je me sentais une grosse colère contre elle. Quelquefois je voulais m’emporter, mais elle n’y prenait garde et continuait méthodiquement sa tranquille besogne. Enfin la dernière courroie de la valise fut bouclée. Je descendis au rez-de-chaussée.
Pendant cette journée les fournisseurs d’instruments de physique, d’armes, d’appareils électriques s’étaient multipliés. La bonne Marthe en perdait la tête.
« Est-ce que monsieur est fou ? » me dit-elle.
Je fis un signe affirmatif.
« Et il vous emmène avec lui ? »
Même affirmation.
« Où cela ? » dit-elle.
J’indiquai du doigt le centre de la terre.
« À la cave ? s’écria la vieille servante.
–Non, dis-je enfin, plus bas ! » Le soir arriva. Je n’avais plus conscience du temps écoulé. « À demain matin, dit mon oncle, nous partons à six heures précises. » À dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte.
Pendant la nuit mes terreurs me reprirent.
Je la passai à rêver de gouffres ! J’étais en proie au délire. Je me sentais étreint par la main vigoureuse du professeur, entraîné, abîmé, enlisé ! Je tombais au fond d’insondables précipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnés dans l’espace. Ma vie n’était plus qu’une chute interminable.
Je me réveillai à cinq heures, brisé de fatigue et d’émotion. Je descendis à la salle à manger. Mon oncle était à table. Il dévorait. Je le regardai avec un sentiment d’horreur. Mais Graüben était là. Je ne dis rien. Je ne pus manger.
À cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la rue. Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin de fer d’Altona. Elle fut bientôt encombrée des colis de mon oncle.
« Et ta malle ? me dit-il.
–Elle est prête, répondis-je en défaillant.
–Dépêche-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire manquer le train ! »
Lutter contre ma destinée me parut alors impossible. Je remontai dans ma chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches de l’escalier, je m’élançai à sa suite.
En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Graüben « les rênes » de sa maison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel. Elle embrassa son tuteur, mais elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces lèvres.
« Graüben ! m’écriai-je.
–Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fiancée, mais tu trouveras ta femme au retour. »
Je serrai Graüben dans mes bras, et pris place dans la voiture. Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adressèrent un dernier adieu ; puis les deux chevaux, excités par le sifflement de leur conducteur, s’élancèrent au galop sur la route d’Altona.
Altona, véritable banlieue de Hambourg, est tête de ligne du chemin de fer de Kiel qui devait nous conduire au rivage des Belt. En moins de vingt minutes, nous entrions sur le territoire du Holstein.
À six heures et demie la voiture s’arrêta devant la gare ; les nombreux colis de mon oncle, ses volumineux articles de voyage furent déchargés, transportés, pesés, étiquetés, rechargés dans le wagon de bagages, et à sept heures nous étions assis l’un vis-à-vis de l’autre dans le même compartiment. La vapeur siffla, la locomotive se mit en mouvement. Nous étions partis.
Étais-je résigné ? Pas encore. Cependant l’air frais du matin, les détails de la route rapidement renouvelés par la vitesse du train me distrayaient de ma grande préoccupation.
Quant à la pensée du professeur, elle devançait évidemment ce convoi trop lent au gré de son impatience. Nous étions seuls dans le wagon, mais sans parler. Mon oncle revisitait ses poches et son sac de voyage avec une minutieuse attention. Je vis bien que rien ne lui manquait des pièces nécessaires à l’exécution de ses projets.
Entre autres, une feuille de papier, pliée avec soin, portait l’en-tête de la chancellerie danoise, avec la signature de M. Christiensen, consul à Hambourg et l’ami du professeur. Cela devait nous donner toute facilité d’obtenir à Copenhague des recommandations pour le gouverneur de l’Islande.
J’aperçus aussi le fameux document précieusement enfoui dans la plus secrète poche du portefeuille. Je le maudis du fond du coeur, et je me remis à examiner le pays. C’était une vaste suite de plaines peu curieuses, monotones, limoneuses et assez fécondes : une campagne très favorable à l’établissement d’un railway et propice à ces lignes droites si chères aux compagnies de chemins de fer.
Mais cette monotonie n’eut pas le temps de ma fatiguer, car, trois heures après notre départ, le train s’arrêtait à Kiel, à deux pas de la mer.
Nos bagages étant enregistrés pour Copenhague, il n’y eut pas às’en occuper. Cependant le professeur les suivit d’un oeil inquiet pendant leur transport au bateau à vapeur. Là ils disparurent à fond de cale.
Mon oncle, dans sa précipitation, avait si bien calculé les heures de correspondance du chemin de fer et du bateau, qu’il nous restait une journée entière à perdre. Le steamer l’Ellenora ne partait pas avant la nuit. De là une fièvre de neuf heures, pendant laquelle l’irascible voyageur envoya à tous les diables l’administration des bateaux et des railways et les gouvernements qui toléraient de pareils abus. Je dus faire chorus avec lui quand il entreprit le capitaine de l’Ellenora à ce sujet. Il voulait l’obliger à chauffer sans perdre un instant. L’autre l’envoya promener.
À Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu’une journée se passe. À force de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie au fond de laquelle s’élève la petite ville, de parcourir les bois touffus qui lui donnent l’apparence d’un nid dans un faisceau de branches, d’admirer les villas pourvues chacune de leur petite maison de bain froid, enfin de courir et de maugréer, nous atteignîmes dix heures du soir. Les tourbillons de la fumée de l’Ellenora se développaient dans le ciel ; le pont tremblotait sous les frissonnements de la chaudière ; nous étions à bord et propriétaires de deux couchettes étagées dans l’unique chambre du bateau.
À dix heures un quart les amarres furent larguées, et le steamer fila rapidement sur les sombres eaux du Grand Belt.
La nuit était noire ; il y avait belle brise et forte mer ; quelques feux de la côte apparurent dans les ténèbres ; plus tard, je ne sais, un phare à éclats étincela au-dessus des flots ; ce fut tout ce qui resta dans mon souvenir de cette première traversée.
À sept heures du matin nous débarquions à Korsor, petite ville située sur la côte occidentale du Seeland. Là nous sautions du bateau dans un nouveau chemin de fer qui nous emportait à travers un pays non moins plat que les campagnes du Holstein.
C’était encore trois heures de voyage avant d’atteindre la capitale du Danemark. Mon oncle n’avait pas fermé l’oeil de la nuit. Dans son impatience, je crois qu’il poussait le wagon avec ses pieds.
Enfin il aperçut une échappée de mer.
« Le Sund ! » s’écria-t-il.
Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui ressemblait à un hôpital.
« C’est une maison de fous, dit un de nos compagnons de voyage. »
« Bon, pensai-je, voilà un établissement où nous devrions finir nos jours ! Et, si grand qu’il fût, cet hôpital serait encore trop petit pour contenir toute la folie du professeur Lidenbrock ! »
Enfin, à dix heures du matin, nous prenions pied à Copenhague ; les bagages furent chargés sur une voiture et conduits avec nous à l’hôtel du Phoenix dans Bred-Gade. Ce fut l’affaire d’une demi-heure, car la gare est située en dehors de la ville. Puis mon oncle, faisant une toilette sommaire, m’entraîna à sa suite. Le portier de l’hôtel parlait l’allemand et l’anglais ; mais le professeur, en sa qualité de polyglotte, l’interrogea en bon danois, et ce fut en bon danois que ce personnage lui indiqua la situation du Muséum des Antiquités du Nord.
Le directeur de ce curieux établissement, où sont entassées des merveilles qui permettraient de reconstruire l’histoire du pays avec ses vieilles armes de pierre, ses hanaps et ses bijoux, était un savant, l’ami du consul de Hambourg, M. le professeur Thomson.
Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recommandation. En général, un savant en reçoit assez mal un autre. Mais ici ce fut tout autrement. M. Thomson, en homme serviable, fit un cordial accueil au professeur Lidenbrock, et même à son neveu. Dire que notre secret fut gardé vis-à-vis de l’excellent directeur du Muséum, c’est à peine nécessaire. Nous voulions tout bonnement visiter l’Islande en amateurs désintéressés.
M. Thomson se mit entièrement à notre disposition, et nous courûmes les quais afin de chercher un navire en partance.
J’espérais que les moyens de transport manqueraient absolument ; mais il n’en fut rien. Une petite goélette danoise, la Valkyrie, devait mettre à la voile le 2 juin pour Reykjawik. Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait à bord ; son futur passager, dans sa joie, lui serra les mains à les briser. Ce brave homme fut un peu étonné d’une pareille étreinte. Il trouvait tout simple d’aller en Islande, puisque c’était son métier. Mon oncle trouvait cela sublime. Le digne capitaine profita de cet enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur son bâtiment. Mais nous n’y regardions pas de si près.
« Soyez à bord mardi, à sept heures du matin », dit M. Bjarne après avoir empoché un nombre respectable de species-dollars. Nous remerciâmes alors M. Thomson de ses bons soins, et nous revînmes à l’hôtel du Phoenix.
« Cela va bien ! cela va très bien, répétait mon oncle. Quel heureux hasard d’avoir trouvé ce bâtiment prêt à partir ! Maintenant déjeunons, et allons visiter la ville. »
Nous nous rendîmes à Kongens-Nye-Torw, place irrégulière où se trouve un poste avec deux innocents canons braqués qui ne font peur à personne. Tout près, au n° 5, il y avait une « restauration » française, tenue par un cuisinier nommé Vincent ; nous y déjeunâmes suffisamment pour le prix modéré de quatre marks chacun.
Puis je pris un plaisir d’enfant à parcourir la ville ; mon oncle se laissait promener ; d’ailleurs il ne vit rien, ni l’insignifiant palais du roi, ni le joli pont du dix-septième siècle qui enjambe le canal devant le Muséum, ni cet immense cénotaphe de Torwaldsen, orné de peintures murales horribles et qui contient à l’intérieur les oeuvres de ce statuaire, ni, dans un assez beau parc, le château bonbonnière de Rosenborg, ni l’admirable édifice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait avec les queues entrelacées de quatre dragons de bronze, ni les grands moulins des remparts, dont les vastes ailes s’enflaient comme les voiles d’un vaisseau au vent de la mer.
Quelles délicieuses promenades nous eussions faites, ma jolie Virlandaise et moi, du côté du port où les deux-ponts et les frégates dormaient paisiblement sous leur toiture rouge, sur les bords verdoyants du détroit, à travers ces ombrages touffus au sein desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent leur gueule noirâtre entre les branches des sureaux et des saules !
Mais, hélas ! elle était loin, ma pauvre Graüben, et pouvais-je espérer de la revoir jamais ?
Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites enchanteurs, il fut vivement frappé par la vue d’un certain clocher situé dans l’île d’Amak, qui forme le quartier sud-ouest de Copenhague.
Je reçus l’ordre de diriger nos pas de ce côté ; je montai dans une petite embarcation à vapeur qui faisait le service des canaux, et, en quelques instants, elle accosta le quai de Dock-Yard.
Après avoir traversé quelques rues étroites où des galériens, vêtus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous le bâton des argousins, nous arrivâmes devant Vor-Frelsers-Kirk. Cette église n’offrait rien de remarquable. Mais voici pourquoi son clocher assez élevé avait attiré l’attention du professeur : à partir de la plate-forme, un escalier extérieur circulait autour de sa flèche, et ses spirales se déroulaient en plein ciel.
« Montons, dit mon oncle.
–Mais, le vertige ? répliquai-je.
–Raison de plus, il faut s’y habituer.
–Cependant…
–Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps. » Il fallut obéir. Un gardien, qui demeurait de l’autre côté de la rue, nous remit une clef, et l’ascension commença. Mon oncle me précédait d’un pas alerte. Je le suivais non sans terreur, car la tête me tournait avec une déplorable facilité. Je n’avais ni l’aplomb des aigles ni l’insensibilité de leurs nerfs. Tant que nous fûmes emprisonnés dans la vis intérieure, tout alla bien ; mais après cent cinquante marches l’air vint me frapper au visage, nous étions parvenus à la plate-forme du clocher. Là commençait l’escalier aérien, gardé par une frêle rampe, et dont les marches, de plus en plus étroites, semblaient monter vers l’infini. « Je ne pourrai jamais ! m’écriaije.
–Serais-tu poltron, par hasard ? Monte ! » répondit impitoyablement le professeur.
Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand air m’étourdissait ; je sentais le clocher osciller sous les rafales ; mes jambes se dérobaient ; je grimpai bientôt sur les genoux, puis sur le ventre ; je fermais les yeux ; j’éprouvais le mal de l’espace.
Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j’arrivai près de la boule.
« Regarde, me dit-il, et regarde bien ! il faut prendre des leçons d’abîme ! »
J’ouvris les yeux. J’aperçus les maisons aplaties et comme écrasées par une chute, au milieu du brouillard des fumées. Audessus de ma tête passaient des nuages échevelés, et, par un renversement d’optique, ils me paraissaient immobiles, tandis que le clocher, la boule, moi, nous étions entraînés avec une fantastique vitesse. Au loin, d’un côté s’étendait la campagne verdoyante ; de l’autre étincelait la mer sous un faisceau de rayons. Le Sund se déroulait à la pointe d’Elseneur, avec quelques voiles blanches, véritables ailes de goéland, et dans la brume de l’est ondulaient les côtes à peine estompées de la Suède. Toute cette immensité tourbillonnait à mes regards.
Néanmoins il fallut me lever, me tenir droit et regarder. Ma première leçon de vertige dura une heure. Quand enfin il me fut permis de redescendre et de toucher du pied le pavé solide des rues, j’étais courbaturé.
« Nous recommencerons demain », dit mon professeur.
Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice vertigineux, et, bon gré mal gré, je fis des progrès sensibles dans l’art « des hautes contemplations ».
Le jour du départ arriva. La veille, le complaisant M. Thomson nous avait apporté des lettres de recommandations pressantes pour le comte Trampe, gouverneur de l’Islande, M. Pietursson, le coadjuteur de l’évêque, et M. Finsen, maire de Reykjawik. En retour, mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poignées de main.
Le 2, à six heures du matin, nos précieux bagages étaient rendus à bord de la Valkyrie. Le capitaine nous conduisit à des cabines assez étroites et disposées sous une espèce de rouffle.
« Avons-nous bon vent ? demanda mon oncle.
–Excellent, répondit le capitaine Bjarne ; un vent de sud-est. Nous allons sortir du Sund grand largue et toutes voiles dehors. »
Quelques instants plus tard, la goélette, sous sa misaine, sa brigantine, son hunier et son perroquet, appareilla et donna à pleine toile dans le détroit. Une heure après la capitale du Danemark semblait s’enfoncer dans les flots éloignés et la Valkyrie rasait la côte d’Elseneur. Dans la disposition nerveuse où je me trouvais, je m’attendais à voir l’ombre d’Hamlet errant sur la terrasse légendaire.
« Sublime insensé ! disais-je, tu nous approuverais sans doute ! tu nous suivrais peut-être pour venir au centre du globe chercher une solution à ton doute éternel ! »
Mais rien ne parut sur les antiques murailles ; le château est, d’ailleurs, beaucoup plus jeune que l’héroïque prince de Danemark. Il sert maintenant de loge somptueuse au portier de ce détroit du Sund où passent chaque année quinze mille navires de toutes les nations.
Le château de Krongborg disparut bientôt dans la brume, ainsi que la tour d’Helsinborg, élevée sur la rive suédoise, et la goélette s’inclina légèrement sous les brises du Cattégat.
La Valkyrie était fine voilière, mais avec un navire à voiles on ne sait jamais trop sur quoi compter. Elle transportait à Reykjawik du charbon, des ustensiles de ménage, de la poterie, des vêtements de laine et une cargaison de blé ; cinq hommes d’équipage, tous Danois, suffisaient à la manoeuvrer.
« Quelle sera la durée de la traversée ? demanda mon oncle au capitaine.
–Une dizaine de jours, répondit ce dernier, si nous ne rencontrons pas trop de grains de nord-ouest par le travers des Feroë.
–Mais, enfin, vous n’êtes pas sujet à éprouver des retards considérables ?
–Non, monsieur Lidenbrock ; soyez tranquille, nous arriverons. »
Vers le soir la goélette doubla le cap Skagen à la pointe nord du Danemark, traversa pendant la nuit le Skager-Rak, rangea l’extrémité de la Norvège par le travers du cap Lindness et donna dans la mer du Nord.
Deux jours après, nous avions connaissance des côtes d’Écosse à la hauteur de Peterheade, et la Valkyrie se dirigea vers les Feroë en passant entre les Orcades et les Seethland.
Bientôt notre goélette fut battue par les vagues de l’Atlantique ; elle dut louvoyer contre le vent du nord et n’atteignit pas sans peine les Feroë. Le 3, le capitaine reconnut Myganness, la plus orientale de ces îles, et, à partir de ce moment, il marcha droit au cap Portland, situé sur la côte méridionale de l’Islande.
La traversée n’offrit aucun incident remarquable. Je supportai assez bien les épreuves de la mer ; mon oncle, à son grand dépit, et à sa honte plus grande encore, ne cessa pas d’être malade.
Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur la question du Sneffels, sur les moyens de communication, sur les facilités de transport ; il dut remettra ses explications à son arrivée et passa tout son temps étendu dans sa cabine, dont les cloisons craquaient par les grands coups de tangage. Il faut l’avouer, il méritait un peu son sort.
Le 11, nous relevâmes le cap Portland ; le temps, clair alors, permit d’apercevoir le Myrdals Yocul, qui le domine. Le cap se compose d’un gros morne à pentes roides, et planté tout seul sur la plage.
La Valkyrie se tint à une distance raisonnable des côtes, en les prolongeant vers l’ouest, au milieu de nombreux troupeaux de baleines et de requins. Bientôt apparut un immense rocher percé à jour, au travers duquel la mer écumeuse donnait avec furie. Les îlots de Westman semblèrent sortir de l’Océan, comme une semée de rocs sur la plaine liquide. À partir de ce moment, la goélette prit du champ pour tourner à bonne distance le cap Reykjaness, qui ferme l’angle occidental de l’Islande.
La mer, très forte, empêchait mon oncle de monter sur le pont pour admirer ces côtes déchiquetées et battues par les vents du sud-ouest.
Quarante-huit heures après, en sortant d’une tempête qui força la goélette de fuir à sec de toile, on releva dans l’est la balise de la pointe de Skagen, dont les roches dangereuses se prolongent àune grande distance sous les flots. Un pilote islandais vint àbord, et, trois heures plus tard, la Valkyrie mouillait devant Reykjawik, dans la baie de Faxa.
Le professeur sortit enfin de sa cabine, un peu pâle, un peu défait, mais toujours enthousiaste, et avec un regard de satisfaction dans les yeux.
La population de la ville, singulièrement intéressée par l’arrivée d’un navire dans lequel chacun a quelque chose à prendre, se groupait sur le quai.
Mon oncle avait hâte d’abandonner sa prison flottante, pour ne pas dire son hôpital. Mais avant de quitter le pont de la goélette, il m’entraîna à l’avant, et là, du doigt, il me montra, à la partie septentrionale de la baie, une haute montagne à deux pointes, un double cône couvert de neiges éternelles.
« Le Sneffels ! s’écria-t-il, le Sneffels ! »
Puis, après m’avoir recommandé du geste un silence absolu, il descendit dans le canot qui l’attendait. Je le suivis, et bientôt nous foulions du pied le sol de l’Islande.
Tout d’abord apparut un homme de bonne figure et revêtu d’un costume de général. Ce n’était cependant qu’un simple magistrat, le gouverneur de l’île, M. le baron Trampe en personne. Le professeur reconnut à qui il avait affaire. Il remit au gouverneur ses lettres de Copenhague, et il s’établit en danois une courte conversation à laquelle je demeurai absolument étranger, et pour cause. Mais de ce premier entretien il résulta ceci : que le baron Trampe se mettait entièrement à la disposition du professeur Lidenbrock.
Mon oncle reçut un accueil fort aimable du maire, M. Finson, non moins militaire par le costume que le gouverneur, mais aussi pacifique par tempérament et par état.
Quant au coadjuteur, M. Pictursson, il faisait actuellement une tournée épiscopale dans le Bailliage du Nord ; nous devions renoncer provisoirement à lui être présentés. Mais un charmant homme, et dont le concours nous devint fort précieux, ce fut M. Fridriksson, professeur de sciences naturelles à l’école de Reykjawik. Ce savant modeste ne parlait que l’islandais et le latin ; il vint m’offrir ses services dans la langue d’Horace, et je sentis que nous étions faits pour nous comprendre. Ce fut, en effet, le seul personnage avec lequel je pus m’entretenir pendant mon séjour en Islande.
Sur trois chambres dont se composait sa maison, cet excellent homme en mit deux à notre disposition, et bientôt nous y fûmes installés avec nos bagages, dont la quantité étonna un peu les habitants de Reykjawik.
« Eh bien, Axel, me dit mon oncle, cela va, et le plus difficile est fait.
–Comment, le plus difficile ? m’écriai-je.
–Sans doute, nous n’avons plus qu’à descendre !
–Si vous le prenez ainsi, vous avez raison ; mais enfin, après avoir descendu, il faudra remonter, j’imagine ?
–Oh ! cela ne m’inquiète guère ! Voyons ! il n’y a pas de temps à perdre. Je vais me rendre à la bibliothèque. Peut-être s’y trouve-t-il quelque manuscrit de Saknussemm, et je serais bien aise de le consulter.
–Alors, pendant ce temps, je vais visiter la ville. Est-ce que vous n’en ferez pas autant ?
–Oh ! cela m’intéresse médiocrement. Ce qui est curieux dans cette terre d’Islande n’est pas dessus, mais dessous. »
Je sortis et j’errai au hasard.
S’égarer dans les deux rues de Reykjawik n’eût pas été chose facile. Je ne fus donc pas obligé de demander mon chemin, ce qui, dans la langue des gestes, expose à beaucoup de mécomptes.
La ville s’allonge sur un sol assez bas et marécageux, entre deux collines. Une immense coulée de laves la couvre d’un côté et descend en rampes assez douces vers la mer. De l’autre s’étend cette vaste baie de Faxa, bornée au nord par l’énorme glacier du Sneffels, et dans laquelle la Valkyrie se trouvait seule à l’ancre en ce moment. Ordinairement les gardes-pêche anglais et français s’y tiennent mouillés au large ; mais ils étaient alors en service sur les côtes orientales de l’île.
La plus longue des deux rues de Reykjawik est parallèle au rivage ; là demeurent les marchands et les négociants, dans des cabanes de bois faites de poutres rouges horizontalement disposées ; l’autre rue, située plus à l’ouest, court vers un petit lac, entre les maisons de l’évêque et des autres personnages étrangers au commerce.
J’eus bientôt arpenté ces voies mornes et tristes ; j’entrevoyais parfois un bout de gazon décoloré, comme un vieux tapis de laine râpé par l’usage, ou bien quelque apparence de verger, dont les rares légumes, pommes de terre, choux et laitues, eussent figuré à l’aise sur une table lilliputienne ; quelques giroflées maladives essayaient aussi de prendre un petit air de soleil.
Vers le milieu de la rue non commerçante, je trouvai le cimetière public enclos d’un mur en terre, et dans lequel la place ne manquait pas. Puis, en quelques enjambées, j’arrivai à la maison du gouverneur, une masure comparée à l’hôtel de ville de Hambourg, un palais auprès des huttes de la population islandaise.
Entre le petit lac et la ville s’élevait l’église, bâtie dans le goût protestant et construite en pierres calcinées dont les volcans font eux-mêmes les frais d’extraction ; par les grands vents d’ouest, son toit de tuiles rouges devait évidemment se disperser dans les airs au grand dommage des fidèles.
Sur une éminence voisine, j’aperçus l’École nationale, où, comme je l’appris plus tard de notre hôte, on professait l’hébreu, l’anglais, le français et le danois, quatre langues dont, à ma honte, je ne connaissais pas le premier mot. J’aurais été le dernier des quarante élèves que comptait ce petit collège, et indigne de coucher avec eux dans ces armoires à deux compartiments où de plus délicats étoufferaient dès la première nuit.
En trois heures j’eus visité non seulement la villa, mais ses environs. L’aspect général en était singulièrement triste. Pas d’arbres, pas de végétation, pour ainsi dire. Partout les arêtes vives des roches volcaniques. Les huttes des Islandais sont faites de terre et de tourbe, et leurs murs inclinés en dedans ; elles ressemblent à des toits posés sur le sol. Seulement ces toits sont des prairies relativement fécondes. Grâce à la chaleur de l’habitation, l’herbe y pousse avec assez de perfection, et on la fauche soigneusement à l’époque de la fenaison, sans quoi les animaux domestiques viendraient paître sur ces demeures verdoyantes.
Pendant mon excursion, je rencontrai peu d’habitants ; en revenant de la rue commerçante, je vis la plus grande partie de la population occupée à sécher, saler et charger des morues, principal article d’exportation. Les hommes paraissaient robustes, mais lourds, des espèces d’Allemands blonds, à l’oeil pensif, qui se sentent un peu en dehors de l’humanité, pauvres exilés relégués sur cette terre de glace, dont la nature aurait bien dû faire des Esquimaux, puisqu’elle les condamnait à vivre sur la limite du cercle polaire ! J’essayais en vain de surprendre un sourire sur leur visage ; ils riaient quelquefois par une sorte de contraction involontaire des muscles, mais ils ne souriaient jamais.
Leur costume consistait en une grossière vareuse de laine noire connue dans tous les pays scandinaves sous le nom de « vadmel », un chapeau à vastes bords, un pantalon à liséré rouge et un morceau de cuir replié en manière de chaussure.
Les femmes, à figure triste et résignée, d’un type assez agréable, mais sans expression, étaient vêtues d’un corsage et d’une jupe de « vadmel » sombre : filles, elles portaient sur leurs cheveux tressés en guirlandes un petit bonnet de tricot brun ; mariées, elles entouraient leur tête d’un mouchoir de couleur, surmonté d’un cimier de toile blanche.
Après une bonne promenade, lorsque je rentrai dans la maison de M. Fridriksson, mon oncle s’y trouvait déjà en compagnie de son hôte.

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