Précis de recherche en ingénierie des EIAH
(Environnements Informatiques pour l'Apprentissage Humain)


Ce document est destiné aux chercheurs travaillant sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (EIAH). Sa raison d’être est le constat qu’il y a une difficulté en soi à expliciter clairement les travaux de recherche liés à la conception et la construction des EIAH ou, en d’autres termes, en ingénierie des EIAH. L’objectif de ce document est de promouvoir l’idée qu’il est indispensable de mieux décrire ces travaux de recherche, et de proposer des outils pour le faire. Plus précisément, il s’agit d’aider à penser et expliciter la relation entre, d’une part, le discours sur les objectifs poursuivis et les avancées visées et, d’autre part, les modèles et les logiciels élaborés. Pour répondre à cet objectif, ce document propose une conceptualisation générale, des définitions, des éléments de caractérisation et des éléments méthodologiques permettant de mener, de décrire et d’analyser les travaux de recherche relatifs à la conception et la construction des EIAH. La conceptualisation proposée est fondée sur un ensemble de définitions (situation pédagogique informatisée, EIAH, etc.) et une vision orientée "Sciences de l'Artificiel" de la notion d'ingénierie. Les éléments de caractérisation portent sur le contexte de conception de l’EIAH et sur l’EIAH en tant que logiciel. Les éléments méthodologiques abordent notamment les questions relatives à la définition et l’évaluation des résultats, à la gestion de la complexité et des modèles, à la différenciation entre la prescription et l’usage ou encore à la X-disciplinarité. Dans la dernière partie de ce document, une perspective personnelle est développée. 


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Sommaire du texte
  Prolégomènes
  Notes au lecteur
  Sommaire
  1. Introduction
  2. L’ingénierie des EIAH
  3. Définitions
  4. Eléments de caractérisation
  5. Eléments méthodologiques
  6. Une perspective sur l’ingénierie des EIAH
  Annexe 1. Conseils aux jeunes chercheurs
  Annexe 2. Glossaire

Version : juin 2009
Citer ce texte : Pierre Tchounikine, "Précis de recherche en ingénierie
                          des EIAH", 2009 (en ligne sur le Web).
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Extrait introductif du texte
(prolégomènes)

L’objet des travaux de recherche relatifs aux Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (EIAH) est d’étudier les situations pédagogiques informatisées et les logiciels qui permettent ces situations.

L’utilisation de l’informatique pour l’apprentissage et l’enseignement se développe et évolue sous le coup de différents facteurs inter-reliés comme la poussée technologique (faible coût des technologies, facilité et banalisation de leurs usages), l’évolution des connaissances scientifiques, la demande sociale ou encore l’évolution des pratiques des enseignants et des élèves.

Au sein des travaux et actions liés aux EIAH, les travaux de recherche ont un rôle particulier à jouer : élaborer des connaissances. Ces travaux n’ont pas pour finalité de construire des EIAH utilisés dans les classes ou les lieux de formation (même si certains travaux de recherche se transforment pour évoluer vers ce type d’objectif, et qu’une utilisation banalisée peut être nécessaire à l’étude de certaines problématiques de recherche), mais de comprendre les enjeux à considérer, les phénomènes à prendre en compte, les moyens (notions, modèles, processus, outils, etc.) utiles à la conception des EIAH.

Actuellement, l’évolution des connaissances scientifiques n’est pas le facteur qui influe le plus sur l’utilisation effective des EIAH. Par ailleurs, le fait que le processus de conception d’un EIAH ne soit pas lié à des connaissances scientifiques ne dit rien de sa qualité ni de son efficacité. De nombreuses réalisations, portées ou accompagnées par des communautés de pratiques notamment, s’avèrent parfaitement satisfaisantes, rencontrent leurs utilisateurs et, plus que les projets issus de la recherche souvent, font évoluer les pratiques.

Constater le foisonnement et la pertinence de ces réalisations n’enlève rien à l’intérêt et à la nécessité de construire des bases scientifiques. Pour paraphraser Skinner, si « laisser à l'élève le soin de résoudre le problème d'apprendre, c'est se soustraire au devoir de résoudre le problème d'enseigner », ne pas étudier les questions scientifiques des fondements, des processus et des techniques, c’est se soustraire au devoir d’élaborer les connaissances permettant d’informer les travaux de conception et de réalisation des environnements informatiques destinés à favoriser l’enseignement et l’apprentissage.

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Le terme conception peut renvoyer à différentes significations. Dans ce document, le terme de conception d’un EIAH renvoie au fait d’imaginer, de penser, d’élaborer, de représenter un artefact informatique en tenant compte des objectifs pédagogiques poursuivis et des contraintes de natures diverses pouvant s’exercer, et donc, en particulier, des situations pédagogiques visées. Les termes de réalisation ou de construction renvoient au fait de le rendre exécutable sur un ordinateur, i.e., le programmer.

Les EIAH sont des objets artificiels. Les problèmes que soulèvent la conception et la réalisation des EIAH ne peuvent pas être abordés en séparant une activité (relevant de la science) qui consiste à comprendre des fondamentaux et, d’un autre côté, une activité (relevant de la technique) qui consiste à construire des EIAH. Les deux aspects sont inextricablement liés.

Une large part des travaux de recherche sur les EIAH passe donc par des projets articulés autour de la construction de logiciels qui sont à la fois la source et le but du travail scientifique. Ainsi qu’indiqué précédemment, la singularité de ces travaux est qu’ils ne sont pas tendus par le fait de disposer in fine d’un logiciel, mais par le fait d’élaborer des connaissances (théories, modèles, techniques, méthodes ou préceptes), connaissances élaborées à la faveur et dans le contexte de la conception et de la construction de ces logiciels.

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Comme pour tout domaine scientifique, les acteurs du champ scientifique des EIAH développent, en parallèle aux travaux dont l’objet est d’élaborer des connaissances, des travaux et une littérature sur la façon de mener ces travaux. En EIAH, cette littérature relève souvent du « discours sur » et consiste assez largement à proposer un point de vue (plus ou moins holistique) sur le domaine et/ou certaines de ses caractéristiques, par exemple, et typiquement, les difficultés liées au caractère pluridisciplinaire du domaine, ou encore les relations entre recherche et pratique.

Développer une vision générale du domaine permettant d’en mettre en évidence la complexité est utile et nécessaire. Penser, présenter et analyser des travaux précis nécessite cependant de rentrer dans plus de détails. Ainsi, décrire et analyser comme une avancée tel ou tel modèle ou logiciel nécessite plus qu’une référence générale à la complexité du domaine : il faut décrire son objet, ses propriétés, les questions sur lesquelles ont porté les efforts, les fondements de l’approche sous-jacente aux travaux et leur impact sur ces travaux, la façon dont les problématiques spécifiques du domaine ont été prises en compte, etc.

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La raison d’être de ce document est le constat qu’il y a une difficulté en soi à expliciter clairement les travaux de recherche liés à la conception et la réalisation des EIAH. Il faut donc aborder ce problème en tant que tel. Mieux expliciter les travaux de recherche, c’est en effet se donner de meilleures chances de bien comprendre ce qui est fait, de réutiliser les travaux des autres (et de permettre aux autres de réutiliser ses travaux), d’éviter de perdre du temps en croyant inventer des choses nouvelles (ou en refaisant des erreurs) par manque d’analyse des travaux antérieurs ou des siens propres, de permettre la critique, etc. Mieux expliciter les travaux de recherche, c’est favoriser une meilleure capitalisation des connaissances.

L’objectif de ce document est donc de promouvoir l’idée qu’il est indispensable de mieux décrire les travaux de recherche liés à la conception des EIAH, et de proposer des outils pour le faire. En l’occurrence, il s’agit d’aider à penser et expliciter la relation entre, d’une part, le discours sur les objectifs poursuivis et les avancées visées et, d’autre part, les modèles et les logiciels élaborés. C’est en effet là un point central pour les travaux de recherche qui impliquent ou sont centrés sur les dimensions informatiques de la conception et de la réalisation des EIAH, car c’est la condition sine qua non pour présenter et faire comprendre les travaux, définir les résultats (et leur méthode d’évaluation), ou encore adopter une stratégie scientifique pertinente.

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Pour répondre à cet objectif, ce document propose une conceptualisation générale, des définitions, des éléments de caractérisation et des éléments méthodologiques permettant de mener, de décrire et d’analyser la dimension informatique des travaux de recherche relatifs à la conception et la construction des EIAH.

Afin de bien comprendre le projet qui sous-tend la rédaction de ce document, il est important d’éviter de partir sur des a priori conduisant à de mauvaises interprétations possibles. Une première mauvaise compréhension de l’objet de ce document serait de penser qu’il s’agit d’une tentative de définition unificatrice des notions, théories ou objets relatifs aux EIAH. Ce document ne propose pas une liste ou des définitions particulières des notions fréquemment utilisées dans le domaine des EIAH (par exemple les notions de rétroaction, de modèle de l’apprenant, de trace ou de contexte), ne propose pas de processus pour construire des EIAH ou encore pour les évaluer. Les projets de recherche liés aux EIAH ont des finalités diverses, ils utilisent des cadres théoriques ou empiriques différents et donc des notions différentes, des processus d’évaluation différents, etc. C’est au sein d’un cadre théorique donné et/ou d’un projet particulier que des notions comme le modèle de l’apprenant, la trace ou le contexte vont trouver des définitions particulières, vont correspondre à des enjeux particuliers, vont faire l’objet d’attentions et de traitements particuliers, vont amener à utiliser des méthodologies particulières. Il n’y a pas de sens ni d’intérêt à chercher à unifier cela. Une seconde mauvaise compréhension serait de penser qu’il s’agit d’expliquer comment aborder les différentes problématiques de recherche du domaine. Ici encore, c’est au niveau de travaux particuliers qu’il s’agit de définir la ou les problématiques concernées, et comment elle est abordée. Ce document se place à un certain niveau de généralité, et expliquer comment aborder telle ou telle problématique ne pourrait se limiter qu’à lister quelques généralités ou à proposer une vision normalisatrice.

L’objet de ce document n’est donc pas d’expliquer la recherche qu’il faut faire, ni comment il faut aborder telle ou telle problématique, mais de proposer des outils pour décrire les recherches, en l’occurrence, les recherches liées à la conception des EIAH. L’hypothèse sous-jacente est que, bien qu’il existe une multitude de problématiques et d’approches du champ scientifique des EIAH, les travaux liés à la conception des EIAH partagent un invariant (qui peut constituer l’objet central de la recherche ou l’une de ses dimensions) : proposer des méthodes, des modèles, des techniques ou encore des logiciels élaborés pour répondre à des objectifs associés à des situations pédagogiques ou à des apprentissages cibles. C’est la nature et les propriétés de cette relation objectifs / propositions qu’il s’agit d’aider à expliciter.

L’un des outils que propose ce document est une liste d’éléments de caractérisation des travaux relatifs à la conception des EIAH, par exemple la façon dont est considéré l’EIAH au sein de la situation pédagogique ou encore la façon dont est réifiée l’intention pédagogique au sein de l’EIAH. Ces dimensions sont des éléments utiles à l’explicitation de certains travaux en ce que cela amène à décrire le rôle qui est attribué au logiciel ou encore les propriétés du logiciel envisagé. Les travaux peuvent ainsi être précisés en utilisant les éléments de caractérisation proposés, en les complétant par d’autres caractéristiques pertinentes et/ou en se positionnant par rapport à eux (en expliquant pourquoi telle caractéristique n’est pas pertinente, dénote mal telle dimension du projet, etc.). Proposer des éléments de caractérisation incite à une démarche d’explicitation et de caractérisation, et fournit une ressource pour le faire.

Cependant, lister des éléments de caractérisation comme la façon dont est réifiée l’intention pédagogique au sein de l’EIAH ne suffit pas. D’une part, ce type de caractéristique n’a un sens précis que si les notions sous-jacentes (par exemple, la notion d’EIAH) sont définies précisément, ainsi que leurs relations (ici, le lien entre la notion d’EIAH et de situation pédagogique). D’autre part, ce type de caractéristique n’a pas de pertinence (ni même de sens) en soi, il en a étant donné un certain regard sur le domaine. Différents acteurs travaillant sur les EIAH, intéressés par différentes choses, peuvent aborder les mêmes questions et les mêmes objets avec des représentations très différentes. Lister des caractéristiques, c’est décider de ce qui est pertinent et de ce qui l’est moins, et cela suppose donc d’avoir un point de référence pour en décider. Bref, il n’est pas possible de dire grand-chose de partageable et de consistant sans préciser (1) ce qui est considéré et (2) la conceptualisation sous-jacente aux propositions qui sont faites.

Le premier outil que propose ce document, c’est donc une conceptualisation du domaine, i.e., la dissociation de notions clés. Par exemple, il est introduit une distinction entre les notions de situation pédagogique informatisée et de situation d’apprentissage informatisée. Cette conceptualisation est liée à ce qui est considéré : les questions de conception des EIAH et leur dimension informatique (l’ingénierie des EIAH). Ainsi, la distinction entre les notions de situation pédagogique informatisée et de situation d’apprentissage informatisée n’a pas nécessairement d’intérêt en soi, mais elle en a dans le contexte de l’ingénierie des EIAH, car elle amène à qualifier les propriétés qui font que l’EIAH considéré relève de l’une ou l’autre définition, ainsi qu’à des évaluations de natures différentes. Cette conceptualisation est définie dans les premières sections du document, par les définitions proposées et l’explicitation de la notion d’ingénierie. C’est au sein de cette conceptualisation que les éléments de caractérisation proposés, les éléments méthodologiques proposés et la vision personnelle développée en conclusion prennent sens. Ces propositions ne sont pas « neutres », elles sont (je l’espère) cohérentes avec la conceptualisation proposée, et cette conceptualisation est (je l’espère également) assez largement partageable par les chercheurs intéressés par la conception des EIAH, et c’est à ce titre qu’elle est proposée.

Ce document s’intitule donc « Précis de recherche en ingénierie des EIAH » et non « Précis de recherche en EIAH ». « Précis de recherche en EIAH » renverrait à un travail sur le champ scientifique des EIAH dans toutes ses dimensions. L’objet de ce document est d’étudier les dimensions de la conception et de la construction des EIAH. Il s’agit donc bien d’examiner la question de l’ingénierie des EIAH, (sous)champ scientifique (par rapport à l’ensemble des travaux liés aux EIAH) dont l’objet est d’élaborer des connaissances relatives à la conception des EIAH.

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Proposer une conceptualisation amène à un travail définitoire. Un travail définitoire n’est cependant compréhensible que si l’auteur explicite pourquoi il pense utile de définir tel ou tel terme et, donc, sa vision et son analyse du domaine, et du domaine lui-même. Par exemple, il est nécessaire d’expliquer pourquoi il est utile de distinguer les notions de situation pédagogique informatisée et de situation d’apprentissage informatisée, qui peuvent, d’un autre point de vue, être confondues. De même, le terme ingénierie des EIAH peut renvoyer à plusieurs acceptions. Pour lui donner un sens précis il faut définir le terme EIAH, mais également à quoi renvoie, du point de vue de la recherche, le terme ingénierie. Il faut pour cela introduire une analyse du domaine, et donc rentrer dans un « discours sur ». Il y a là un problème d’amorçage.

Le choix que j’ai fait est de proposer un chapitre d’introduction qui ne vise pas à décrire le domaine, mais à expliquer pourquoi il est utile de proposer des outils d’analyse tels que ceux qui sont proposés par la suite, puis un chapitre qui vise à préciser la notion d’ingénierie en tant qu’activité de recherche.

La structure générale du document est donc la suivante :

Chapitre 1 :     introduction présentant (de façon volontairement sommaire) les attendus sous-jacents à ce document.

Chapitre 2 :     présentation de l’ingénierie des EIAH en tant que domaine de recherche.

Chapitre 3 :     ensemble de définitions.

Chapitre 4 :    ensemble d’axes de caractérisation des travaux liés au contexte de conception de l’EIAH, puis à l’EIAH en tant qu’artefact informatique ; ces éléments forment un substrat permettant d’expliciter les travaux en ingénierie des EIAH.

Chapitre 5 :    ensemble d’éléments méthodologiques ; il ne s’agit pas ici de proposer une méthodologie, mais de lister un ensemble d’éléments méritant une attention particulière.

Chapitre 6 :    perspective personnelle sur le domaine de l’ingénierie des EIAH.

Annexes :       conseils à destination des jeunes chercheurs ; glossaire succinct.