Aujourd’hui, j’ai regardé l’interview d’Arthur Mensch, le directeur général du chat GPT français : Mistral. Cette interview en face à face est sortie le 13 avril et est disponible sur la chaîne HugoDécrypt – Grands formats sur le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=XvM20KSFYo0&t=2028s
Cette interview recèle beaucoup de sujets politiques qui m’ont paru masqués dans l’interview par des explications techniques. Cela pose énormément problème puisque l’interviewer met sur un piédestal la pensée de l’ingénieur sans permettre au public de se saisir des enjeux démocratiques, sociaux et environnementaux autour du déploiement de l’IA. Cette critique de l’interview a pour but de visibiliser ces angles morts de l’interview, pourtant essentiels pour permettre aux citoyen-nes de se saisir politiquement de la question du déploiement de cette technologie.
J’attire l’attention du lecteur sur le fait que cette critique n’est pas adressée spécifiquement à Arthur Mensch pour la personne qu’il est ou spécifiquement à son entreprise Mistral, mais plutôt au déploiement de l’IA en général et au monde qu’elle porte en elle.
De Jobs à Mensch : la figure de l’ingénieur entrepreneur
Autour de la table, devant les micros, deux jeunes hommes, plutôt sympathiques d’apparence, deux entrepreneurs plein de fraîcheur pour faire bouger les lignes et aller en avant du progrès. L’interview va porter sur “le chat”, l’IA générative développée par l’entreprise Mistral qui a “levé plus d’un milliard d’euros pour cette boîte” (0:30). C’est sûr, le jeune cadre a pour lui tous les atouts pour faire bonne figure auprès des investisseurs : en plus de travailler dans le secteur le plus porteur du moment, il se tient droit, les mains sur la table, parle clairement, et il est habillé en t-shirt blanc uni sans logos. La communication est en effet au cœur du métier d’entrepreneur aujourd’hui, et il a probablement dû suivre des formations pour l’optimiser.
En fait, Arthur Mensch a tout de l’attitude de Steve Jobs : le style vestimentaire, la voix posée et captivante, la posture du jeune prodige. Dans cette culture de l’entreprenariat, le travail est survalorisé, et Hugo s’engouffre dans cet éloge dès le début de l’interview : “Merci de prendre le temps aujourd’hui, puisque je sais que tu as un agenda plutôt chargé” (0:03). “En 2024, t’as été le seul français à figurer dans la liste des 100 innovateurs les plus prometteurs du magazine Time. Bravo déjà pour ça, c’est impressionnant !” (0:37)
La figure de l’entrepreneur fait donc autorité. Arthur paraît intelligent et mesuré. Son apparence et son vocabulaire très technique (“modèle de langue”, “orchestrateur de navigation web”, “open core”, “front end”,…) le mettent dans une posture d’autorité. Cette posture est renforcée par la valorisation sociale de son poste de directeur : il est en contact avec de nombreux clients, il va au restaurant le week-end avec des américains (3:20), il mêle vie privée et vie professionnelle, et c’est un symbole de réussite. Malgré cette distanciation sociale qu’il impose, Hugo nous permet de nous identifier à lui, puisque la première question porte sur ses usages personnels de l’IA qu’il a lui-même développée (2:20). En bref, il est propre, il se tient droit, il parle bien, il nous ressemble, mais il est plus intelligent que nous, donc il faut lui faire confiance.
La pensée ingénieur ne conçoit pas la démocratie
Cette posture mise en place par Hugo et lui-même va permettre de faire passer très facilement des messages qui paraissent naturels dans le discours, mais qui sont en fait des injonctions très fortes : “Je pense effectivement – et c’est ce qu’on commence à observer – c’est que les métiers sont impactés dans la mesure où il faut que tout le monde adopte cette technologie. Je pense que la bonne analogie à prendre, c’est de se dire que c’est une révolution qui a la même ampleur que les smartphones en 2010, que internet en 2000, que le personnal computer dans les années 90s. Et donc cette adoption de la technologie elle est nécessaire.” (9:05)
Dans cette séquence, on comprend qu’Arthur Mensch reprend une stratégie commerciale qui est la même que celle qu’incarnent les anciennes figures de la tech : imposer un récit du progrès comme inéluctable, priver les citoyen-nes d’un débat sur ces questions (“tout le monde DOIT l’adopter”), et masquer le rapport de force qu’impose le secteur privé derrière des supposés mécanismes sociétaux d’adoption naturelle des technologies. En fait, on pourrait presque penser que ce n’est pas totalement volontaire de la part du directeur. Certes, il se bat au quotidien pour pousser sa boîte et l’adoption massive de sa technologie par les utilisateur-ices, et à ce sens a conscience d’un certain passage en force. Mais étant né dans les années 90s, il n’a rien connu d’autre que le modèle techno-capitaliste agressif où l’homme est un loup pour l’homme, et où il est inconcevable de demander aux citoyen-nes leur avis sur la question du développement technique et industriel. Le modèle de société n’est pas prévu comme cela, et il suit parfaitement les règles du jeu, en se plaçant comme leader dans la partie.
Cette mécanique se retrouve dans beaucoup de projets techno-industriels, et notamment dans le bassin grenoblois. Je pense notamment ici au projet de supercalculateur qui va être implanté dans la commune d’Eybens suite à l’investissement de 109 milliards d’euros pour la stratégie nationale pour l’IA (voir l’article du journal le Postillon n°76 à ce sujet). Ce projet, s’il se prépare bel et bien du côté du secteur privé et public, n’a rien laissé paraître dans sa communication au grand public. Presque aucune information n’a été publiée. Pour cause, le projet serait en fait un Projet d’Intérêt National Majeur (PINM), un statut accordé par décret qui permet de simplifier la démarche de reconnaissance de l’intérêt public, notamment en esquivant les étapes de concertation publique préalable et d’enquête publique. Ce statut permet aussi la dérogation à de nombreuses lois environnementales (notamment à la loi ZAN).
Pour conclure, Arthur Mensch est totalement ancré dans une “pensée ingénieur” (voir Lefebvre O. Lettre aux ingénieurs qui doutent. Paris: l’Échappée; 2023). Cette pensée est conditionnée par le raisonnement scientifique et elle se base sur un principe de neutralité de la science et des techniques (“Notre sujet, nous, c’est d’avoir un modèle qui prend le moins de positions possible. C’est-à-dire qui arrive à dire sur des questions, qui sont des questions ambiguës où il y a plusieurs points de vue, qui renvoie à plusieurs points de vue”, 26:25). Ce mode de pensée engendre des mécanismes de “techno-push” : “c’est une question [,celle de l’arbitrage des biais,] qui se pose après… une fois que la technologie est en place” (25:09). Selon ce cadre de pensée, le progrès technologique est inéluctable, il est souhaitable et les “mauvaises” applications de certaines technologies sont des “externalités négatives” qu’il faudrait essayer de réduire. Cette pensée ingénieur mène ses sujets à penser que tout problème peut (et doit) être résolu par un moyen technique : c’est le techno-solutionnisme. Cette neutralité supposée des techniques mène Arthur (et bien d’autres) à imposer ce récit techno-solutionniste, sans jamais se poser la question de la décision du peuple dans le déploiement techno-industriel. Cette question de la technologie est, selon eux, réservée aux ingénieurs, qui peuvent se priver de l’avis des autres puisque tout ce qu’ils développent leur paraît neutre.
Il faut être expert-e pour résister
Mais alors vient la question de la résistance citoyenne face à l’imposition de la voix à suivre par les ingénieurs. Et on se heurte ici à un mécanisme bloquant sur le plan démocratique qui est le suivant : seuls les expert-es sur ces sujets peuvent intervenir pour contrer l’argumentaire techno-solutionniste.
En effet, pour critiquer la technique, il faut la connaître, sinon il sera reproché aux critiques de ne pas avoir d’arguments fondés. On nous dira “d’accord vous critiquez, mais vous proposez quoi à la place ?” Cette exclusion du débat de toute une partie de la population non experte exclut donc en réalité les personnes ayant fait le moins d’études, au capital culturel le plus faible, donc les plus précaires. Ces personnes qui subissent les “externalités négatives” des technologies n’ont pas les moyens (compétences, temps,…) d’éplucher les dossiers d’enquête publique, de se former en collectif pour porter une voix, de proposer des alternatives technico-économiques crédibles pour riposter. Ainsi, la voix technique de l’ingénieur étouffe celle du profane. Les technologies développées par les ingénieurs permettent de résoudre leurs problèmes, et presque jamais ceux des plus précaires, assurant la stabilité de cette hiérarchie sociale, avec la figure de l’ingénieur-entrepreneur en haut de la pyramide.
Ainsi, quand Arthur Mensch nous dit que “l’adoption de la technologie est nécessaire”, il masque la réalité de l’imposition de sa vision techno-solutionniste du monde via sa posture autoritaire de sachant, elle-même acquise via son parcours socio-biographique. Or les citoyen-nes sont demandeur-euses de débats sur ces questions, et la section commentaire de la vidéo en témoigne grandement.
L’IA le nouveau média qui porte la voix du capitalisme
Enfin, un point d’analyse important de cette interview (et que j’essaye de développer dans mes travaux de thèse), c’est le lien fort qu’il existe entre la montée en puissance du capitalisme néolibéral et des technologies numériques. C’est ce que l’on pourrait appeler le techno-capitalisme.
Lors de l’interview, Arthur Mensch aborde la question de la façon dont l’IA est devenue un média. Selon lui : “l’intelligence artificielle générative, en tant que portail [d’accès] à l’information, ça devient un nouveau type de média” (27:22). Il nous explique que ce média a d’ailleurs pris le pas sur les réseaux sociaux, qui avaient déjà pris le pas sur les médias d’information journalistique.
Cet accaparement de la divulgation à l’information pose problème. En effet, avec les médias traditionnels, l’information était divulguée par des journalistes au contact des faits. Les biais n’apparaissaient alors que lors de l’analyse des faits, et marquait ainsi les différences de lignes éditoriales entre médias. L’apparition des réseaux sociaux et notamment la divulgation d’information via Twitter ou Facebook a permis la transmission d’information par de nombreuses personnes situées, mais n’étant plus en contact direct avec les faits. Ainsi, le fait en lui-même pouvait être biaisé, voire déformé ou inventé. Cette période peut être appelée la “post-vérité”, et l’espace médiatique est alors devenu une arène de rapport de force entre différents acteurs, ayant pour ambition d’imposer leur vision du monde. Mais enfin vient l’IA détenue par les grands groupes privés, qui imposent en tant que conquérants leur position de vainqueurs dans le rapport de force.
Maintenant, l’information n’appartient qu’aux propriétaires de ces grands groupes, et de façon exacerbée : “[l’IA] est un media qui est très performant, puisque non seulement il est capable d’avoir son propre contenu, mais en plus il interagit comme un humain. Donc en fait il est très convaincant. Quand un utilisateur va discuter, il crée une forme d’attachement. Et donc le sujet de l’influence que ça peut avoir est un sujet majeur. Et c’est là qu’il y a un vrai sujet de souveraineté culturelle” (27:28). Même si par “souveraineté culturelle” Arthur Mensch n’entend ici pas la même chose, il le dit lui-même : le média IA est forcément biaisé. Il nous dit : “Ce qui est important de comprendre, c’est qu’il n’y a pas de modèle non biaisé. C’est-à-dire que chaque déploiement, chaque entreprise fait ses choix éditoriaux. […] Si elles veulent que le modèle, quand elles le déploient pour leurs employés, ne réponde à des questions politiques, elles peuvent le faire.” (22:32). L’IA porte donc en elle la représentation du monde des ingénieurs : un monde techno-solutionniste dépolitisé, stabilisé autour d’inégalités structurelles.
Les États devraient se saisir de cette opportunité de nouvelle centralisation de l’accès à l’information pour réguler cette tendance. Mais le développement de l’IA va trop vite pour que la régulation suive : “Je pense que le sujet de l’intelligence artificielle générative n’est pas encore abordé d’un point de vue modération très fortement au niveau de la régulation européenne” (30:36). Les rythmes de la start-up nation et de l’administration étatique ne sont pas les mêmes. Et de toute façon, les lobbies sont là pour permettre à l’État de ne pas trop intervenir dans les choix promulgués par Mistral et ChatGPT. Pour Deepseek, c’est différent, puisque l’État est autoritaire, et n’a donc pas à se soucier des garde-fous démocratiques : le PCC peut donc imposer une propagande directement via l’IA : “Hugo : On peut parler de Deepseek en Chine, avec cette IA qui, quand on lui pose des questions trop politiques, et plus précisément sur le régime chinois, va avoir tendance à botter en touche et ne pas répondre.”
En réalité, cet accaparement du contrôle médiatique ne correspond pas à cet enchaînement “journal-réseaux-IA”, mais peut être lu dans les deux sens. La privatisation des médias par les grands patrons (groupe Bolloré par exemple), puis des réseaux sociaux (Musk qui rachète Twitter par exemple), est une dynamique générale au bout de laquelle l’avènement de l’IA générative comme média n’est que la conséquence logique.
De plus, la sphère restreinte des gagnant-es du capitalisme n’utilise pas l’IA uniquement pour le contrôle des masses qu’elle propose, elle l’utilise aussi pour la production industrielle qu’elle permet et la richesse qu’elle permet d’acquérir. Je crois peu au récit d’une IA qui prendrait son autonomie, et de grands patrons qui seraient à son service pour la faire monter en puissance. Je pense au contraire que l’IA est un moteur de plus dans la course à la richesse de ceux qui sont déjà très riches, et que tous les moyens sont bons pour l’utiliser à des fins d’enrichissement: “Le fait de mettre à disposition des modèles open source ça nous a permis d’être connus dans le monde entier parce qu’on était – et qu’on est toujours – les leaders sur la distribution de certains modèles. […] L’autre aspect de l’open source c’est que ça permet de mutualiser les coûts et d’accélérer la recherche. […] [Pour chatGPT], à partir du moment où ils ont vu un business, en fait ils se sont dit ‘on va tout fermer’ “(33:39).
Les grands patrons de la big tech tels qu’Arthur Mensch ont pour principale motivation de s’enrichir, et il n’est pas pertinent de leur imaginer d’autres vices que celui de la volonté d’enrichissement personnel. Arthur Mensch est au courant des risques liés à l’IA (“Le risque majeur, c’est d’avoir un contrôle centralisé de la technologie. C’est-à-dire qu’il y ait un ou deux acteurs américains qui aient un contrôle culturel et un contrôle sur le contenu, et qui puissent décider de couper la machine à qui ils veulent, et d’influencer la machine dans certaines directions”, 58:28), mais l’esprit de compétition capitaliste et l’attrait du profit font perdurer Mistral dans sa volonté d’expansion. Plus généralement, dans une société capitaliste où le but est de générer le plus de capital possible, l’IA permet d’atteindre cet objectif. Elle est totalement alignée avec les grands objectifs de la société capitaliste : générer de l’argent, et cela au dépend des enjeux sociaux et environnementaux.
Ainsi, il faut bien voir le lien entre la montée en puissance du capitalisme et de l’industrie technologique comme une synergie plutôt que comme une relation cause-conséquence.
La question environnementale mise de côté
Sur les considérations environnementales, cette interview de 1h17 ne traite du sujet que pendant 4 minutes vers la fin de l’échange, en réduisant les enjeux à la consommation énergétique, et en agitant un drapeau rouge sur d’autres sujets : “ça reste assez négligeable par rapport à l’industrie par exemple” (1:06:45). L’IA est une catastrophe sur le plan environnemental, faisant accroître sans commune mesure les besoins en serveurs, en infrastructure réseau, démultipliant ainsi les destructions environnementales associées sur les sites miniers, les sites de production, proche des data-centers et des décharges de déchets numériques.
Encore une fois, la question est abordée d’un point de vue techno-solutionniste très froid et non sensible, ne prenant pas en compte la réalité du chaos environnemental créé dans d’autres parties du monde : “nous ce qu’on a fait, puisque c’est quelque chose qui nous tient à cœur, c’est de progressivement relocaliser les capacités de calcul qu’on avait aux états-unis, puisqu’il n’y en avait pas ailleurs au début, vers l’Europe où le mix énergétique, en particulier en France fait que les émissions de carbone liées à l’énergie qu’on consomme sont largement réduites” (1:07:09).
Cette question environnementale ne peut qu’être abordée avec légèreté tant qu’elle reste d’une part une externalité négative qu’il est possible de réduire et d’autre part une simple question d’émissions de CO2 (ce qui est une vision simpliste et fausse du problème environnemental). Le progrès, selon les promoteurs de l’IA, c’est aussi la réduction des impacts, dans le but de viser le zéro impact. Or, nous le savons, l’industrie du numérique ne peut se passer de toutes ces destructions pour exister. La destruction des milieux n’est pas une “externalité négative” à déplorer et essayer de diminuer, c’est une condition d’existence du numérique. Sans bassin de rétention de boues acides, pas d’IA. Sans esclavage moderne, pas de smartphone.
Conclusion
La critique de Mistral et des propos de son directeur général s’inscrit dans une critique de l’IA et du numérique plus générale. On ne peut pas critiquer Mistral sans critiquer chatGPT, sans critiquer l’IA, sans critiquer le numérique, et sans critiquer le techno-capitalisme. L’IA entre en symbiose avec le capitalisme, la montée en puissance de l’un servant à celle de l’autre. Aujourd’hui, la pensée ingénieur se met au service de cette techno-industrie en se couvrant d’arguments d’autorité scientifique pour se soustraire au débat démocratique sur le déploiement de ces technologies. Or, l’autonomie des individus, des collectifs et des nations dépend de cette capacité à pouvoir faire autrement et à pouvoir aussi s’organiser sans ces technologies. Ce constat devrait au moins nous permettre de pouvoir limiter l’expansion du secteur. Enfin, l’industrie du numérique et sa synergie avec la croissance économique détruisent les conditions d’habitabilité de la Terre. Ce constat devrait nous permettre d’enclencher une désescalade numérique.