Bonjour à toutes et tous,
Je m’appelle Valentin Girard, et je travaille depuis presque 2 ans sur la question de la redirection écologique du numérique dans les organisations dans le cadre d’un travail de thèse. J’ai récemment lu l’ouvrage La redirection écologique des entreprises paru en 2025, et j’ai participé aux Journées de la Redirection Écologique du 05 juin. Suite aux dernières avancées de la communauté redirectionniste, j’ai eu la volonté de dresser une critique sur l’évolution de ce cadre de pensée (qui j’espère sera constructive), pour mettre en lumière certains points de vigilance qui, de mon point de vue, devraient être mieux pris en compte par la communauté.
L’intervention de Diego Landivar lors de cette journée du 05 juin était une proposition qui consistait pour la redirection écologique à se détacher de l’attracteur écologique comme objectif de la redirection, à monter en échelle pour atteindre des stratégies macro, et cela pour des raisons stratégiques, politiques et économiques. L’argument principal était celui que les situations troublées ne sont pas toujours liées à des enjeux purement environnementaux, mais qui peuvent être aussi politiques, sanitaires, sociaux, etc. Cette proposition est pertinente notamment sur la montée en échelle, puisque je pense que cela permettra de faire face à des verrous macros auxquels la redirection écologique fait face actuellement (à condition de ne pas changer d’échelle mais bien d’étendre cette échelle d’action). Je penser que passer à une échelle macro permettra de donner une dimension plus politique à la redirection écologique et de poser la question du renoncement et de la décroissance à la société civile, pour inscrire la redirection comme projet de société plutôt que comme champ de recherche niche.
Cependant, la proposition de s’émanciper de l’attracteur écologique ne me paraît pas satisfaisante dans sa forme actuelle pour plusieurs raisons :
1. Confondre causes et conséquences
Si l’enquête ne permet que de décrire des situations déjà troublées, si on attend d’elle qu’elle “vienne à nous”, et que l’on ne se préoccupe que des problèmes actuels des organisations occidentales, alors cela signifie que l’on agit toujours en réaction. On observe les conséquences du phénomène complexe de l’anthropocène, et alors la redirection écologique devient une stratégie d’adaptation à ces situations troublées. Je suis d’accord qu’il est nécessaire de dépasser la vision d’un système Terre réversible qui attend des solutions pour le réparer, mais il ne faut pas pour autant abandonner la volonté de lutter contre les causes de la destruction du vivant. Il faut les rendre visible et s’attaquer aux ruines ruineuses qui ne nous affectent pas directement, mais qui affectent d’autres humains et non-humains, dans le présent et dans le futur.
2. Engager notre responsabilité d’européen-nes conscientisé-es
Cette démarche de ne pas agir uniquement en réaction, mais d’aller questionner la source des enjeux de l’anthropocène, a semblé être, pour une personne du public, un problème d’européen-nes conscientisé-es. Le sous entendu étant qu’il y a des personnes qui n’ont même pas la chance de se poser ces questions, car elles mènent déjà une vie contrainte par la subsistance au jour le jour, dans un avenir incertain. Je pense justement que notre posture privilégiée nous donne la responsabilité de chercher des stratégies pour lutter contre les causes des effondrements systémiques. Notre double responsabilité de principaux pollueur-euses et de personnes ayant les moyens d’agir (argent, temps, confort) doit nous motiver à continuer de combattre ceux/celles qui dégradent, et à les accompagner vers le renoncement et la fermeture, plutôt que d’analyser leurs “troubles” pour leur montrer quels business models les aideront à y faire face.
3. La redirection écologique doit être politique
En cela, l’ouvrage de la Redirection écologique des entreprises ne fait pas sens s’il n’est pas remis dans un contexte de rapport de force entre les personnes en lutte pour la préservation des conditions d’habilité de la Terre et des organisations zombies qui cherchent à se maintenir malgré les destructions qu’elles provoquent. Il ne faudrait pas que la redirection écologique devienne une stratégie d’entreprise qui permette à des organisations ruineuses de se maintenir face aux enjeux de l’anthropocène. Elle doit plutôt permettre d’ouvrir un débat démocratique sur les renoncements que l’on souhaite assumer en tant que société. Le cas de la place de la micro-électronique à Grenoble illustre bien mon propos : une usine de puces, dirigée de manière très hiérarchique par des cadres ingénieurs baignés dans une idéologie techno-solutionniste se voit bien imcapable de penser sa propre fermeture. Un collectif citoyen extérieur (STopMicro), via la lutte locale, a su poser la question du renoncement à la vie connectée et de la fermeture de l’usine dans le bassin Grenoblois et la vallée du Grésivaudan. La redirection écologique est selon moi un fort bastion de résistance de l’écologie politique. Garder l’attracteur écologique permet de continuer à alimenter les débats autour de ces sujets.
4. La redirection écologique ne doit pas être experte
En lisant La Redirection écologique des Entreprises, j’ai eu l’impression que le protocole décrit valorisait une vision comptable, experte, et trop stratégique des enjeux de soutenabilité. Il est souvent fait mention d’experts réalisant des analyses quantitatives peu accessibles au grand public (ACV, SWOT, etc), adressées principalement aux dirigeants d’entreprises, dans une démarche très technocratique. Je pense au contraire que la redirection écologique doit être accessible et menée par le bas (l’enquête appartient aux enquêté-es), même dans les entreprises, et qu’elle doit permettre la reprise en main démocratique des enjeux de direction politique des organisations concernées.
Ce texte n’est bien sûr pas une tentative de discréditer le mouvement de la redirection écologique. Je trouve ce cadre très pertinent pour redonner une impulsion opérationnelle à l’écologie politique en y intégrant justement des organisations parfois devenues des ruines ruineuses. Ce travail auprès des institutions publiques et des entreprises est remarquable dans son pouvoir transformateur vers des politiques de soutenabilité forte. Je tiens seulement à visibiliser des points d’attention sur la ligne de crête que nous suivons : en voulant rassembler à tout prix, il ne faut pas oublier que l’écologie politique est une lutte qui s’attaque aux causes de la destruction de l’habitabilité de la Terre (et donc ne doit pas opérer uniquement en réaction à un trouble), et que la redirection écologique ne doit pas devenir une stratégie commerciale permettant aux organisations productives traversées par un trouble de se maintenir. À travers la redirection écologique, construisons notre résilience collective plutôt que celle du capitalisme.
J’espère que ce positionnement suscitera des réactions en réponse, et qu’il fera avancer le débat sur les directions que peut prendre la redirection écologique. Je me tiens disponible pour reparler de tout cela plus largement avec vous toutes et tous. Provisoirement, je propose de continuer la discussion en commentaire de ce post, en attendant la mise en place d’un lieu d’échange mieux adapté.
Amicalement,
Valentin GIRARD
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